Chapelle Sixtine, 1963
Bruce, ils le surnommaient Napoleon, sans accent aigu, mais c’est Michel-Ange qu’ils auraient dû l’appeler, ou Michelangelo, à l’anglaise. Il existe de lui un cliché noir/blanc qui doit remonter au début des années 60, quelques mois avant qu’il ne fomente ce que certains baptiseront « le casse du siècle ». Sur fond uni, son visage carré, légèrement asymétrique : front dégagé, cheveux peignés sur le côté, large cou pris dans une chemise que noue une cravate quadrillée de losanges ; bouche implacable, menton redressé. Derrière les lunettes aux montures épaisses, sous les paupières lourdes, les yeux sont presque entièrement noirs : un regard qui vous fixe, vous a déjà jaugé et vous annonce qu’il sait exactement ce qu’il fait.
En 1963, les sixties n’ont pas commencé. Les Beatles font la promotion de leur premier album, on manifeste dans les rues de Londres contre les armes nucléaires, la première minijupe est en vente sur King’s Road, mais la jeunesse anglaise est sage et bien élevée, le sexe n’existe pas, le Royaume-Uni carbure au charbon en attendant de passer au flower power, et certains se croient toujours à la tête d’un empire.
Gangster à l’ancienne, gentleman cambrioleur, Bruce est dans la mouvance : ses airs sont respectables, ses chemises repassées, les pans de ses vestons de tweed correctement rabattus. C’est un enfant des années 30. À Londres où il grandit, la crise économique frappe un peu moins durement que dans le reste du pays le progrès se poursuit, les chevaux s’inclinent face aux véhicules à moteur, l’éclairage au gaz est progressivement éclipsé par l’électricité. On n’en vit pas moins serrés dans d’étroites maisons construites à la hâte, au sein d’une ville dont la démographie a explosé depuis la révolution industrielle ; c’est crasseux, humide et bruyant, alcoolisé, violent, en particulier au sud de la rivière, où vit Bruce. Il a quatre ans lorsque meurt sa mère et ça ne se passe pas bien avec son père, employé dans la gigantesque usine Ford de Dagenham. Le Blitz est une sorte de chance pour l’enfant : évacué, il découvre pour la première fois, à dix ans, les joies de la campagne anglaise. Il écarquille les yeux.
Car sa vue est mauvaise, ce qui n’est pas sans incidence sur ce qui va suivre : après la guerre, Bruce, quinze ans, est recalé par les ophtalmologues de la Royal Navy, où il espérait s’engager. Devenu, faute de mieux, coursier pour le Daily Mail, il arpente la ville à vélo et c’est comme ça, en danseuse, en tension continue sur la bécane, qu’à force il s’assèche et durcit, voit durcir sous sa peau ce nouveau corps d’homme qui supporte mal la routine, exige l’ardeur, recherche le boost. Désormais, son corps est une question à laquelle Bruce répond par le crime.
Au début, il se fait attraper, reçoit amendes et blâmes. Menu larcin, effraction : une première incarcération est ordonnée. Entre deux peines, il passe à la vitesse supérieure. Il s’introduit dans ces vastes demeures de campagne manoirs, folies, châteaux qui le faisaient rêver à dix ans ; il s’empare des bijoux. Escroquerie caractérisée, coups et blessures, trafic d’antiquités. À trente ans, c’est un habitué de la prison. Il a un peu forci. Puis il rencontre Buster chez Richardson.
Ceux qui se retrouvent dans ce club du sud de Londres ont sinistre réputation. On dit qu’à l’aide d’un outillage compliqué de tenailles, pinces, coupe-boulons et serre-joints, ils décapent les importuns. Bruce ni Buster ne se prêtent à ce petit jeu. Ils sont de la même trempe, l’un et l’autre, plus intellos que gros bras, et le savent. Ensemble, ils fondent le South West Gang. Le réseau se constitue assez rapidement, par affinités et hasards géographiques. Gordon, Charlie, Flossy, Roy viennent grossir les rangs. Beaucoup se connaissent depuis l’enfance et John, le beau-frère de Bruce, est là aussi. Bientôt, l’équipe de base est au complet, une petite dizaine d’hommes. Aucune femme. À l’exception de Gordon, qui vit toujours chez sa mère, ces types sont mariés, mais ils sont dans la mouvance et se soucient très peu de l’avis de Frances (dite Angela), Barbara, Sheree, June Rose, Rene, Karin, Gill ou Pat.
En 1963, Bruce, à qui ses victorieuses razzias ont déjà valu le surnom de Napoleon, a trente-et-un ans. Aujourd’hui, on le connaît en tant que mastermind de l’affaire, comme si ça n’avait tenu qu’à lui, alors qu’on sait que même le plafond de la chapelle Sixtine n’est pas l’œuvre d’un seul homme : Michel-Ange était épaulé par Francesco, Giuliano, Jacopo. Le casse du siècle est, avant toute chose, une entreprise collective. Le gang se réunit chez les uns, chez les autres, dans des bars ou des tavernes. Il y a toujours de l’alcool et des cigarettes, ça parle fort, en fin de soirée l’ambiance devient chaotique et délirante et c’est à ce moment-là que germent les idées. On ne saura jamais à qui revient la paternité de celle-ci ; on sait seulement que c’est de la folie, un aller simple pour la prison, et que c’est là tout l’intérêt. Le plan d’attaque est élaboré en groupe, d’abord de manière aléatoire chacun balance ce qui lui traverse la tête , puis plus calmement. Les éléments pertinents sont repris et décomposés, dans les règles de l’art : rôle de chaque figure, équilibre des masses, rythme, souci du détail, point de fuite.
Le butin sera divisé en dix-sept parts, mais ils sont plus nombreux sur le coup dix-huit, vingt, peut-être vingt-cinq, sans compter les épouses et très peu, au bout du compte, s’en tireront sans être inquiétés.