The way you wear your hat. The way you sip your tea…Mmmh… The memory of all that. No, no, they can’t take that away from me… Une main tâtonne dans l’obscurité. Elle heurte une table de nuit. Et merde. Un verre d’eau se fiche par terre. Il doit y en avoir partout. La main presse enfin le bon bouton. Billie Holiday se la ferme. Il est six heures cinquante.
Vendredi, dernier jour, jour où je me lève seule. Avec dix minutes d’avance sur le programme, dix minutes clandestines pour la tendresse, tout cela de pris sur l’ennemi. Retenue par la tiédeur des draps, je découvre son épaule et y pose mes lèvres. Le temps s’arrête. Scellé. Sa peau ferme contre ma bouche. Son odeur. On oublie les prénoms, pas les odeurs. Mais se faire violence. Affronter la verticale, s’asseoir au bord du lit, au bord du gouffre, égarer une dernière fois une main buissonnière sur son cou, remonter le long de sa nuque, caresser ses cheveux, improviser un massage paresseux et imperceptible. Sa peau me rend folle. Il soupire. Il ronronne. Bonne journée, fripouille. Ils peuvent puer de la gueule. Ce sont des anges quand ils dorment.
Lui travaille dans l’artistique. Enfin, dans la gestion du domaine artistique. S’il n’a pas une minute pour lui durant l’hiver, à partir du printemps, il est plus disponible et plus calme. Plus souriant aussi. Il convertit ses heures supplémentaires en heures de sommeil. Il vit plus lentement. Ce qui en règle générale ne change rien au fait qu’il se dit invariablement claqué, vanné, vidé. Manifestement, il aime être vidé, à bout de souffle. Au bout du gouffre, comme il dit. Ce doit être inscrit quelque part dans sa constitution. La fatigue comme preuve intangible d’un plein rendement, comme attestation d’un rôle social. Je crois fonctionner différemment. Nous ne sommes pas comme eux. La quantité de travail est chez moi constante tout au long de l’année, sans crue ni pénurie. J’avoue toutefois m’autoriser une saison de dormance. J’y prépare la reprise, reconstruis mes tissus, répare ce qui est à réparer. Il me reproche souvent mes vagues à l’âme de début d’année. Mes petites dépressions, comme il dit. Il a lu un article là-dessus et m’encourage à faire quelque chose là-contre. En parler n’y changerait rien. Ne pas chercher à tout comprendre, tout expliquer, tout harmoniser. J’aime laisser parler les cycles. Il y a, entre la saison des pluies et la belle saison, une morte-saison, une étape où s’arrêter avant de reprendre la route. Je ne crois pas qu’un homme puisse comprendre cela.
La voisine du dessus a chaussé ses talons. Elle passe et repasse impétueusement d’une pièce à l’autre. Une vraie folle. Un peu de musique ferait du bien, des chansons à texte, mais il a le sommeil léger. Dehors, une nuit d’encre. Sans lune ni étoiles. Et le soleil brille de l’autre côté de la terre. Les ténèbres ne donnent pas envie de se mettre en marche. Pourtant, rituel immuable. Enclencher la machine. Attendre la lumière verte. Me tirer un expresso. Un nuage de lait pour la couleur, mais pas de sucre, je fais attention. Une tranche de pain que je mâchonne au plus près du radiateur. Mes amitiés et mon amour sont aimantés sur le frigidaire. Je ne réponds pas à leurs visages euphoriques. Deux yeux embués voyagent sur les remparts d’une cuisine qu’il serait grand temps de rénover. Il y a des choses plus importantes dans la vie, me répondrait-il. Comme quoi, mon amour?
Changement de décor. Trafic automobile comme bande sonore. Les êtres humains sont en marche. Commerce extérieur et activités extra-muros. La vraie vie. La réalité. Il faudra m’y faire. C’est paraît-il de plus en plus courant comme environnement. Les êtres humains font comme si de rien n’était, comme s’ils n’avaient pas fantasmé toute la nuit dans des rêveries illicites et libidinales. Bonjours enjoués, bonjours retournés. Salut, ça va? Pas mal du tout et toi? Il ne répond pas. Bonjour Nicole. Très bien et toi? Ma patronne est une femme remarquable, une femme volontiers citée en exemple lorsque les journaux veulent parler d’égalité. De ces femmes qui passent dans les rues en regardant droit devant elles. Mouvement rectiligne uniformément accéléré. Sûr qu’elle ira loin, c’est une fonceuse. Pas de celles à laisser planer le doute. Pourquoi se secouer au beau milieu de la nuit? À quoi bon se faire belle? Pour qui et dans quel but? Que se passe-t-il dans la tête des gens quand ils ne font rien de leur corps? Nourrissent-ils des projets étincelants pour l’avenir de l’humanité? Ont-ils envie de baiser? Quelle heure est-il? Pourquoi tant de névrosés, de détraqués, de déjantés? Pourquoi en liberté? Que suis-je à leurs yeux? Suis-je dans le vrai, suis-je mieux, suis-je unique, n’ai-je pas oublié d’enfiler un pantalon, combien de jours avant les vacances, combien de jours avant le chaos, quelle heure est-il? Ma patronne est une amie d’enfance. Constamment tiraillée entre les fondements de notre amitié et les impératifs de sa fonction, elle ne sait sur quel pied danser. Moi non plus. On ne devrait jamais tutoyer son chef. La preuve à l’instant. Un peu avant la pause de dix heures, elle rapplique dans mon bureau, bras croisés, mâchoire crispée. Un grand soupir. Elle en vient au fait. Toujours pas reçu ce fichu compte rendu. Tu sais très bien lequel. Il doit être faxé ce soir, dix-huit heures, dernier délai. Faxé à un client important qui fait à lui seul tourner la boîte, tu vois ce que je veux dire? Je lui réponds que tout aurait pu être réglé en moitié moins de temps si le travail avait été planifié consciencieusement. Elle reste bouche bée. Elle s’empourpre. Elle se décompose. Faut pas le prendre mal, tu sais, Mary a pleuré toute la nuit, elle doit avoir les dents qui poussent, ç’a évidemment réveillé Tristan… Avant de perdre la face complètement, elle tourne les talons. Je m’en veux. Je suis vache quand je suis fatiguée.
À la pause de midi, une seule envie, manger seule, en tête à tête avec mon rôti de veau. Thérèse s’approche. Thérèse est la réceptionniste du deuxième. C’est libre, bien sûr, Thérèse, assieds-toi, tu vas bien? Thérèse ne va pas bien. Non, cela ne me dérange pas. Sans prendre la peine d’ôter sa veste, elle allume une cigarette qu’elle tient bien haut et me fixe intensément. Elle se met en condition. Elle va révéler de grandes choses, dévoiler le secret de la vie. Thérèse a un chagrin d’amour. Encore un. Thérèse est quelqu’un qui aime partager ses chagrins d’amour. C’est la dixième fois qu’elle hésite à rompre. Non, c’est la sixième. Benoît est un salaud fini, un parfait connard. Au bureau, tout le monde est du même avis. Se retrouver à leur table lors du repas de fin d’année est un supplice. Non seulement Benoît n’a rien à dire, mais il le dit avec des yeux dégoulinant de condescendance. Et le redit. Il a de longs poils noirs sur le dos des mains et des ongles rongés jusqu’à la viande. Il ne regarde pas les gens dans les yeux quand il parle et n’écoute personne, sinon lui. C’est un type d’homme qui peut facilement vous gâcher une soirée, et sans mauvaise volonté. C’est un triste bougre désorienté. Un qui voudrait être un autre. Vraiment rompre pour de bon cette fois. Je ne peux pas en rire, car Thérèse pleure. Alors qu’elle se répand en sanglots, je me demande quels sont les fondements de notre amitié. À quoi bon rester en bons termes avec quelqu’un qui m’emmerde une fois sur deux? Depuis combien d’années n’avons-nous plus rien partagé de consistant? De ces souvenirs qui résistent au temps? Comment lui faire comprendre que ses histoires de cœur ne m’intéressent pas? Que ses histoires n’intéressent personne d’autre qu’elle, que c’est comme ça, qu’elle n’a plus vingt ans, qu’elle peut comprendre, qu’elle doit comprendre que ses histoires emmerdent le monde. L’ai-je une seule fois bassinée avec les miennes? Je raisonne comme un homme. Je perds le fil de la conversation. Ce n’est pas grave. C’est un monologue. Elle a le rôle principal. Je suis sa figurante. Il y a dans ce lieu et à cette heure des dizaines de figurantes. Il a fallu que cela tombe sur moi. Peut-être parce que je sais quand il faut lui prendre la main, lui dire que s’ils s’aiment vraiment, ils finiront par trouver une solution. Ensemble, osé-je encore ajouter. Peut-être parce que je suis la plus lâche, la plus hypocrite de toutes les figurantes. Benoît est un manipulateur, un qui a une envie intarissable d’être aimé. Ce sont les pires. On ne peut rien contre ceux-là. Les yeux de Thérèse sont pitoyables. J’ai honte pour elle. Niveau zéro de la dignité. Je n’ai pas vu l’heure passer, excuse-moi. Je me lève, pose une main sur son épaule, lui répète une fois encore que s’ils s’aiment, tout finira par s’arranger, puis m’en vais. Elle me remercie. Je suis une vraie amie. J’ai envie de la secouer, la frapper, l’étrangler. Vite, au travail. Plongée dans mes dossiers, Thérèse n’existe plus. Thérèse est toute floue. Vers quinze heures, je dépose ce fichu compte rendu sur le bureau de Nicole et bredouille quelques excuses. Eh bien, tu as fait drôlement vite! Elle déborde à nouveau d’enthousiasme. Une vraie battante. Les yeux démoniaques et le sourire carnassier. Bonne princesse, elle me laisse partir à seize heures. Merci. Bon week-end. Oui, à lundi.
Trois vibrations dans mon sac à main. Une par phrase. Bcp de travail. Rentrerai tard. T’embrasse. Devant les portes automatiques du centre commercial, un accordéoniste recycle un vieux tube de Piaf. Il n’en connaît que le refrain. Ses mains jouent sans lui. Lui cherche à attraper le regard des passants pour les convaincre de son indigence. Il ne trouve que le mien. Nostalgique, mélancolique, non, abruti. J’ai l’air d’une conne avec mon sac de courses. À l’intérieur, les ingrédients d’un festin que j’imaginais aux chandelles. Foutue romantique. Sur le chemin du retour, je me dis que les surprises n’ont jamais été mon fort, qu’il ne faut pas marcher sur les plates-bandes des autres. Chacun son truc. Mon truc à moi, en ce moment, c’est de laisser les courses en vrac sur la table de la cuisine et d’aller boire un chocolat chaud sur la terrasse du Marronnier.