1939
Je suis une autre petite fille, je marche différemment, je parle différemment, je ne suis plus une petite fille quand je porte la blouse bleue claire du Collège Saint-André.
Je referme le portail, rejoins en courant la route de Rouen, traverse le pont Napoléon. Eliane s’impatiente. Tu vas encore nous faire punir ! Ensemble, nous traversons le pont Cessart, en pressant le pas. Les lanières de cuir de nos cartables nous scient les épaules.
Avant la cloche, Madame Meunier nous inspecte. La coiffure, les souliers. Une petite erreur d’habillement, c’est un mauvais point d’ordre. Ponctualité et correction, Madame Meunier n’a que ces mots à la bouche. J’imite ses sourcils qui froncent, Eliane pouffe, Madame Meunier me dévisage, je fais l’innocente. Deux par deux, main dans la main, nous gagnons notre salle de classe qui est au premier étage.
Mademoiselle Dezaunay nous y attend. Elle est nouvelle, elle est ravissante, elle nous donne notre première leçon de latin, nous marchons dans les rues de Rome sous la bénédiction de Vénus.
En histoire, les récits d’Ulysse et de Télémaque me transportent. Un jour, je le jure, j’irai naviguer dans ces îles ! En géographie, tous ces noms de pays, de capitales et de fleuves. Mademoiselle Moreau nous enseigne l’art du pli et des points de croix, elle me permet de dessiner ma propre jupe. Le solfège et les dictées musicales me laissent de belles mélodies dans la tête. J’aimerais tant prendre des cours de piano, Maman ne veut pas. Pour faire quoi ? Et puis après ?
Nous avons aussi des cours de morale, avec Madame Meunier, de la morale appliquée. Nous consignons chaque semaine dans notre carnet une bonne action. J’ai beau me creuser la tête, c’est toujours la même que je note. Aider Maman aux travaux ménagers. Madame Meunier passe dans les rangs et lit à haute voix les récits les plus exemplaires, je n’en fais jamais partie.
J’aime l’école, c’est du temps à plusieurs, et c’est du temps loin de la maison. Sitôt rentrée chez moi, c’est au travail et pas de discussion ! Maman est très sévère. Il y a souvent des Mon Dieu au début de ses phrases, quand je ne fais pas comme il faut. Je ne peux pas lui en vouloir, je sais, elle m’a portée huit mois et demi à quelques centimètres de son cœur.
Quand une assiette se brise sur les dalles de la cuisine, je prie pour que Maman n’ait rien entendu. Qui m’a donné une fille pareille ! Tu es vraiment bonne à rien ! Tu entends ce que je te dis, Germaine ?
Germaine, ce prénom de paysanne. Sûre que c’est elle qui l’a choisi.
Tant que Maman reste calme, ça va, ça ne dure pas, mais parfois, c’est comme si elle voulait passer ses nerfs sur quelqu’un, elle devient hystérique. Moi, je me tais, je ne pleure pas, je la regarde droit dans les yeux. Si je pleure, c’est pire. Elle me dit que c’est pour mon bien. Elle veut mettre toutes les chances de mon côté. Je dois mettre la main à la pâte. Tiens-toi droite, évite de rougir, sois digne ! Il n’y aura jamais d’enfants gâtés chez les Lefebvre !
Par la fenêtre de la cuisine, je vois mon frère qui joue au ballon dans le jardin avec un fils d’ouvrier.
Si j’ai le malheur de me plaindre, Maman dit que je ne connais pas ma chance. Regarde les petits Espagnols ! Saumur en a accueilli une centaine, la plupart orphelins. Chez eux, c’est la guerre. Papa trouve qu’ils sont laissés à eux-mêmes, ils ont dessiné sur les murs du prieuré. Maman dit que nous aurions mieux fait d’accueillir des curés de Catalogne.
En attendant le repas, je m’enferme dans le cabanon, avec ma chatte Lili, et je dessine. La plupart du temps, ce sont des corps et des visages de princesses. Elles portent des tenues imaginaires qui ont les couleurs des fleurs des plates-bandes.
Quand Papa rentre de l’usine, nous nous attablons. Mon frère et moi, nous ne disons rien, et Papa, il mange en regardant son assiette. Ensuite, c’est les devoirs et au lit !
Ce soir, j’entends Maman crier. J’aurais mieux fait d’épouser un homme ! Comment peux-tu avoir aussi peu d’ambition ? Regarde ton beau-frère, lui est patron ! Et tu ne réponds rien ?
Moi, je suis dans mon lit, ma poupée dans les bras, je m’invente une autre vie. On a dû se tromper, je ne peux pas être sa fille.
Début 1940
A l’école, Madame Meunier nous a lu les recommandations en cas d’incendie. Elle nous a distribué des étuis avec un masque à gaz et une trousse de pansements. A la maison, maman fait une réserve de farine et de sucre. L’automobile de tonton est réquisitionnée pour les urgences.
La mobilisation générale a été décrétée l’automne dernier. Papa et tonton ont pu rester parce qu’ils sont indispensables au bon fonctionnement de l’usine. Le papa d’Eliane, lui, est parti. Elle me raconte les adieux sur le quai de la gare. Elle a repensé à Télémaque. D’un côté, je suis contente que papa reste avec nous. D’un autre, j’aurais été fière de le voir en uniforme, fière de porter son patronyme. Au lieu de cela, à l’école, on me dit que les Lefebvre sont des lâches, ils n’osent pas aller se battre contre les Boches !
Des listes de morts arrivent régulièrement. La guerre fait les mamans inquiètes, c’est plein de chuchotements et de larmes. Les hommes sont absents, ou alors, ils parlent de la guerre. Papa est très préoccupé par ce qui se passe, il écoute les nouvelles à la radio. Quand j’étais toute petite, il travaillait à l’arsenal de Toulon, il connaît le nom de toutes les armes.
Au mois de juin, maman, mon frère et moi partons nous réfugier à la campagne chez le grand-oncle Ernest, un très grand type tout sec avec une barbe noire. J’emporte dans ma valise des cahiers pour réviser et des crayons de couleur. Papa reste en ville.
Commencent les Grandes Vacances, comme dit mon frère. Chez Ernest, ni gaz, ni électricité. Une lampe à pétrole et des bougies. Il n’y a pas de salle de bains, nous nous lavons dans la cuisine. Ernest fait semblant de ne pas me regarder.
Un vendredi soir, papa nous rejoint à la ferme, il est très nerveux. Au milieu de la nuit, du mardi au mercredi, on a fait sauter le pont Napoléon. Pour freiner l’avancée des Boches. Et puis le viaduc de la SNCF. Deux tonnes d’explosifs. Papa peine à reprendre son souffle.
Les nazis sont arrivés le mercredi matin vers sept heures. On en a tué plusieurs. En représailles, ils ont bombardé l’église Notre-Dame-des-Ardilliers, la toiture s’est effondrée. L’île d’Offard était en flammes. Le château n’a pas été épargné, une centaine d’obus ont dévasté les salles du musée. On avait caché les tapisseries des églises et les livres rares de la bibliothèque dans ses souterrains.
Il n’a fallu que deux jours aux Boches pour traverser la Loire. Le jeudi, l’île d’Offard était à eux. Ce matin, leurs side-cars s’alignaient devant l’Hôtel de Ville. Ils se sont emparés des armes. Les prisonniers se sont mis en colonne pour rejoindre à pied Bourgueil…
Je regarde papa. J’ai envie de lui raconter ma propre guerre, mon champ de bataille.
Douze ans, ce devrait être l’âge des premiers amours.
Ernest écoute papa raconter la guerre.
Hier, maman était sortie, Ernest a poussé la porte de ma chambre.
Tu ne dois pas crier. Tu ne dois rien dire.
Il m’a caressée de sa main infirme, celle avec l’index sectionné.
Il m’a serrée fort, il a soulevé ma jupe, il a…
Je regarde papa. S’il le savait, il le tuerait.
Nous avons mangé tous les cinq, papa, maman, mon frère, Ernest et moi.
C’est terrible, on se sent coupable et on ne sait pas de quoi.
La guerre me gâchera l’adolescence.
Lui m’a volé l’enfance.
2015, Lausanne.
De quel droit je m’arroge celui de rédiger en je ?
Pourquoi revisiter la vie d’une morte ? Pourquoi remettre en scène cette femme qui n’a déjà fait qu’être scénarisée de son vivant ?
Pourquoi signer de mon nom la vie d’une actrice que je n’ai jamais rencontrée ?
Si elle vivait encore aujourd’hui, serais-je allé frapper à sa porte ?
N’ai-je aucune empathie envers ceux qui ont souffert de sa disparition ?
Pourquoi m’entêter à raconter cette histoire alors que son amie la plus proche – qui vit encore aujourd’hui sur les rives du lac Léman – n’a jamais répondu à mon courrier et m’a finalement simplement raccroché au nez ?
Je ne souhaite pas en parler. Ne remuez pas le couteau dans la plaie. C’est une promesse que je lui ai faite. Alors on oublie. Au revoir, monsieur.
Il faut me pardonner, je ne suis pas d’accord, on n’oublie pas, il faut se souvenir, et avant tout des noms. Prononcer le sien, le fixer en gros caractère sur la couverture d’un livre, l’accompagner d’un portrait noir-blanc de Georges Dambier, c’est entretenir le feu qui l’habitait – ne le sens-tu pas à la détermination de sa bouche, à ses yeux qui te fixent ? – la beauté, l’humour, la passion, la mélancolie aussi.
C’est réparer la mémoire et rectifier les silences de l’histoire.
En 1982, Capucine a le courage – ou est-ce de l’insouciance ? – de raconter les tourments de son enfance dans Rouge Capucine, un téléfilm réalisé par Michel Soutter. Elle avait tenu à évoquer ce viol subi à l’âge de 12 ans.
Fin 1940
Les cours vont reprendre presque normalement, on rentre enfin à la maison.
Saumur a enterré ses morts. Subsiste un fort sentiment d’impuissance. C’est de loin la ville la plus touchée du département, c’est une ville stratégique, un nœud et ferrovière entre le Nord et le Sud. Il n’y a presque plus d’automobiles. On a ressorti les vieilles calèches, les charrettes à bras, les bicyclettes. La ville a perdu un tiers de sa population, les exilés, les mobilisés, les prisonniers, les hommes astreints au Service de Travail Obligatoire et ceux de l’Ecole de Cavalerie, qui ont fui avant même l’arrivée des Boches.
Des ouvriers couvrent d’échafaudages la cathédrale Saint-Pierre, ils réparent la base de la flèche, traversée par deux obus. Papa salue Monsieur le Maire, qui peine à lui rendre son sourire. Il est à l’image de sa ville, dévasté. Le mois dernier, il a perdu son fils aîné dans la bataille de Champagne. Gilbert avait 38 ans. Mon frère le connaissait bien, il entraînait le Sporting. Le Maire pointe du doigt la brèche ouverte sur la façade de l’Hôtel de Ville, il souhaite ne pas la réparer, la conserver comme une Plaie Glorieuse.
Un plancher de bois remplace provisoirement les deux arches disparues du pont Cessart. Il en sera de même pour le pont Napoléon. Pour le moment, on attend la prochaine barque sur l’île d’Offard. J’y rencontre mes premiers Boches. Regard clair, uniforme vert. L’un me sourit, il regarde le pont. Kaput ! Il hausse les épaules et m’offre un bonbon. Papa dit que c’est un Autrichien, ceux-là feraient la guerre contre leur gré.
La ville héberge un millier de nazis. Partout, des haut-parleurs marmonnent leur langue. Ils se sont appropriés le Café du Commerce, rue Franklin Roosevelt, et le café de l’Hôtel Budan, qui donne sur la Loire. L’Ecole de Cavalerie est devenue le Frontstalag 181, un camp pour les prisonniers alliés, il y a beaucoup d’Africains et d’Asiatiques.
La rue qui a subi le plus de dommages est la route de Rouen, celle qui mène à notre quartier. Partout, les commerçants s’activent pour rouvrir leur magasin, ils remplacent les vitrines par du contreplaqué. La rue Gauthiot-Lamy a heureusement été épargnée. L’usine, la maison de mon oncle, la nôtre, tout est intact. On ne retrouvera par contre jamais ma chatte Lili.
Tous reprennent leur vie comme avant. Moi, je me réfugie dans la lecture. La bibliothèque municipale vient de rouvrir, je lis trois ou quatre livres par semaine, tout ce qui me tombe dans les mains, au désespoir de papa, qui voudrait me voir jouer avec des amies, et de maman, qui trouve qu’il y aurait d’autres choses à faire.
Plongée dans mes récits, j’oublie les ouvriers aux mains lourdes qui prennent la pause et me regardent passer d’un œil trop appuyé. Le château redevient un palais de conte de fée, et le fleuve scintille au soleil couchant, comme avant.
1941
On ne trouve plus de tissus à Saumur, ma mère taille de nouveaux vêtements à partir d’anciens. Elle se remet aussi à tricoter, la laine est distribuée en abondance. Et puisque les chaussures sont rationnées, je porte à nouveau mes vieilles galoches.
Pour rejoindre l’école, je dois emprunter un pont flottant, une suite de passerelles déposées sur des bateaux. Les Boches sont prioritaires. Un jour, un camarade a refusé de s’écarter. Il a passé la nuit à cirer des bottes à la Kommandantur.
Au Collège, on commence la journée en chantant :
Tous tes enfants qui t’aiment
Et vénèrent tes ans,
A ton appel suprême,
Ont répondu : Présent !
Maréchal, nous voilà !
Devant toi, le sauveur de la France !
Il y a son portrait dans la classe, avec sa devise, Travail, Famille et Patrie. On doit épingler à nos blouses la Francisque, un insigne en hommage au maréchal. A Saumur, on a baptisé de son nom une rue et une place.
La direction vient de doubler les périodes de gymnastique. Marcher sur la poutre et sauter sur le cheval d’arçon, ça réchauffe au moins un peu, après une matinée passée dans une salle de classe glaciale. A la pause, on reçoit quatre biscuits vitaminés.
La langue de Goethe a remplacé le latin. On apprend aussi à écrire en gothique. J’adore les légendes des Nibelungen et suis fière de ramener à la maison un bulletin trimestriel avec une moyenne d’allemand de 20 sur 20. Germaine a de la facilité dans les langues.
1942
A Noël, rien, pas même une orange.
Pour mon quatorzième anniversaire, mon père me réserve la plus belle surprise qui soit.
Ma main dans la sienne, direction le centre-ville. On n’ira pas au Palace, sur le quai Carnot, ma mère a lu dans L’Echo saumurois qu’on y programmait des œuvres immorales. On n’ira pas non plus à L’Anjou puisqu’un obus a endommagé sa voûte de béton. Restent les films américains du Rex.
Devant le guichet, la file est drôlement longue pour une séance du mercredi. C’est qu’on y projette ce soir Quelque part en France de Jules Dassin. Le placeur déchire mon billet, il me rend le talon que je conserve précieusement.
L’écran est immense. La musique puissante. Les acteurs si vrais. Ma vie est toute recroquevillée, et voilà Joan Crawford. Ma vie ne fait pas de bruit, et voilà John Wayne. C’est une histoire d’amour. Il était une fois, sous l’Occupation, une jeune Française qui abrita un aviateur américain…
En quittant la salle, je dis à mon père que je serai actrice de cinéma. Il semble aussi heureux que moi.
Mais dehors, Saumur redevient Saumur. On croise le père Bergman, un vieil ami de mes parents. Ça fait longtemps que tu n’es plus venu manger à la maison ! Comme beaucoup de commerçants de la rue Saint Jean, il porte maintenant l’étoile. Quand on reprend la route, mon père fait en sorte que je ne voie pas ses larmes.