Transmettre la flamme
Ce message pour savoir si tu serais intéressé…
Dix-huit nœuds sud-est, la mer se forme lentement, il est temps de détacher le hamac tendu à la proue, suspendre l’annexe, désencombrer le cockpit, larguer les amarres et dire au revoir aux tortues de Tobago Cays. Nous voyant partir, le petit dealer d’herbe de l’archipel tente une dernière fois sa chance. On prend un ris, étarque la grande voile, remonte au près, bâbord amures.
à collaborer avec d’autres artistes…
Un pavillon suisse flotte en poupe. Après deux semaines de voile dans les petites Antilles – pilote automatique, ti-punch et voie lactée – on me dépose sur l’île de Bequia, terrain idéal pour avancer dans l’écriture de Marquises, un récit de voyage dont la sortie est annoncée dans cinq mois. Je passe ainsi mes journées dans une petite chambre louée au premier étage d’un lodge défraîchi de Port-Élisabeth. Ventilateur, moustiquaire et spirales d’encens. Si je sors un instant, c’est pour me baigner, courir ou aller boire une bière fraîche dans un bar avec wifi.
pour écrire…
Dans ma boîte aux lettres électronique m’attend le message d’un ancien collègue, enseignant de français au gymnase de Burier, près de Montreux. J’ai démissionné il y a quatre mois mais reçois encore fréquemment des nouvelles de la profession : choix d’une lecture commune, interdiction des voyages d’études, nouvelle filière d’école de commerce… Seulement voilà, ce courriel daté du 14 mai 2014 est signé Daniel Bovard, et Daniel Bovard n’est pas du style à parler pédagogie.
le livret de la Fête des Vignerons de 2019 ?
La Fête des Vignerons.
One more big beer, please !
En visitant le site internet de la Confrérie des Vignerons (la connexion est très lente), je réalise que lors de la célébration de 1977, je n’étais pas né. Et qu’en 1999, j’étais en voyage tout l’été, de l’Italie au Pakistan, en passant par l’Iran. J’avais 21 ans. J’étais farouchement anti-tradition, anti-folklore, antipatriote. Liberté et Patrie, et puis quoi encore ! La faute peut-être à quatre mois d’école de recrue qui n’avaient pas manqué de faire de moi un objecteur de conscience. La faute peut-être aussi à la Commission Bergier, aux fonds juifs en déshérence, à l’argent de Mobutu, à la Suisse de Christoph Blocher.
Le monde m’ouvrait les bras. Je ne faisais alors que lire, sortir et voyager. Je commençais à écrire. Mais si on m’avait dit alors que je rédigerai un jour les paroles des chants de la Fête des Vignerons, ce grand rassemblement poussiéreux et passéiste, cette résurgence d’un passé nationaliste, phallocrate et réactionnaire, cette vaudoiserie, cette ivrognerie, j’aurais ri.
En réalité, j’ignorais tout de la Fête ; elle ne faisait simplement pas partie de mon ADN.
Mes parents m’avaient davantage raconté La Fête des Vignerons de la Côte – à laquelle ils avaient participé lors d’une reprise – un spectacle créé en 1956 (en réaction à la Fête de 1955) par l’auteur Frank Jotterand et le metteur en scène Charles Apothéloz (qui dirigea la Fête de 1977). Cette Fête miniature raconte l’histoire du syndic d’un village qui rentre justement de la Fête des Vignerons au bras de sa femme, Georgette, et qui en a marre de ces « buveurs de vin sucré » (les vignerons de Lavaux). Il organise alors sa propre fête, et pour ce faire, hypothèque une vigne. Après moult péripéties, son spectacle connaît un immense succès… à la Côte.
Convocation le mardi 8 juillet 2014 à 9h au premier étage du « Château de la Confrérie des Vignerons » à Vevey. Cela tombe mal. Et pour une très mauvaise raison.
Tous les trois ans, mon village natal, Villars-sous-Yens, près de Morges, accueille durant le premier week-end de juillet une grande fête que l’on nomme simplement « Abbaye », et qui est en réalité une fête de tir.
Il faut imaginer, devant l’église, une « partie officielle » conclue par des coups de canon, un cortège endimanché, emmené par une fanfare en costume, un porte-drapeau, un Abbé-président concentré pour marcher au pas et une demi-douzaine de Rois du tirs portant sur leur tête souvent chenue une couronne de faux lauriers ; à leur bras, de trop jeunes Demoiselles d’honneur. Le protocole et l’horaire sont identiques depuis un siècle. Il faut imaginer, dans une grande cantine décorée de fanions verts et blancs, des adultes assis autour de grandes tables rectangulaires, appliqués à dévorer une tranche de langue de bœuf aux câpres accompagnée de son gratin de pommes de terre, boire du vin du village, chanter L’hymne vaudois, et tolérer d’interminables discours prononcés du haut d’un pupitre orné d’un drapeau suisse.
Enfant, j’adorais ces Abbayes, synonymes de carrousels et d’auto-tamponneuses. Puis est venue l’adolescence, les nouveaux amis, la ville, les études, les voyages, autant d’éléments qui m’ont tenu éloigné de cette tradition… jusqu’en 2011, année où l’on m’invitait à prononcer, sous la cantine, du haut d’un pupitre orné d’un drapeau suisse, justement, un discours.
Pour la première fois de ma vie, il y a une semaine, je suis allé tirer. Tirer pour de vrai, avec une arme de guerre, un fusil d’assaut made in Switzerland prévu pour des combats de guérilla, un produit proposé à l’exportation… mais je m’égare.
Pour la première fois de ma vie, samedi dernier, je suis allé tirer. J’ai garé devant la ferme de mes parents, en face de l’épicerie, ai continué à pied à travers vignes. Et là, foulant une prairie d’herbes folles, de fleurs bleues et d’insectes hyperactifs, bercé par le chant polyphonique des oiseaux, je me suis demandé si vider un chargeur de cartouches dans une cible au milieu de la forêt était vraiment la meilleure chose à faire pour occuper ce premier samedi ensoleillé de l’année…
Au moment de saluer les tireurs du stand, j’étais un peu dispersé. Voilà peut-être pourquoi j’ai tout fait de travers. J’ai donné du « bonjour » à ceux qui attendaient du « salut ! ». Et j’ai commandé une bouteille de rouge alors que tout le monde était « au blanc ».
Le fait est que mes huit misérables cartouches tirées à la va-vite ont eu bien moins d’impact que le plaisir de retrouvailles en rafale !
Si je vous raconte ainsi ma vie, c’est qu’il y a une raison.
En voyageant, je me suis toujours réjoui de revenir au pays. Le départ a toujours été aussi important que le retour. Aller voir ailleurs, c’est le meilleur moyen de prendre conscience de ce qui nous a fait partir – ce qu’on ne supporte plus ici – mais aussi de ce qui nous manque sur la route – ce dont on ne peut se passer et qui ne se trouve qu’ici.
Le voyageur se demandera forcément un jour de quoi est fait sa propre culture. D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Et où allons-nous ?
Il y a quelques années, le mot « tradition » commençait à mûrir dans ma bouche. Je prenais lentement conscience que l’on pouvait se dire libertaire et y être sensible. Que cette dernière sent parfois le renfermé et la régression, mais que c’est un pays supplémentaire, à portée de main, qui réunit les jeunes et les anciens d’une communauté, le passé et le futur d’une région.
Je réalisais qu’il ne faut pas laisser la tradition aux politiciens populistes. Ce patrimoine nous constitue, nous alimente, nous relie. C’est autant de passerelles entre les générations, entre les siècles. C’est du lien, du tissu social, et nous en manquons cruellement aujourd’hui.
Je suis maintenant tout à fait convaincu que ces huit cartouches gâchées n’étaient qu’un prétexte. L’odeur de la poudre ne vaudra jamais celle de la traditionnelle langue aux câpres. Une douille en laiton ne supplantera jamais un gobelet en étain.
Tout compte fait, ce genre d’événement est justement le meilleur moyen de ne plus jamais utiliser une arme pour autre chose que… tirer dans une cible.
À cette tradition qui nous lie !
Et à ce lien qui fait la tradition !