Grenier I
Des pas sur le plancher. Deux coups à la porte. Eh mec! C’est l’heure. J’ai dormi comme une masse. Pas besoin de pousser le volet. Il fait encore nuit. Il est cinq heures. Bonjour les chiens. Robert assis à la table. Salut. Un peu d’eau sur le visage. Une tranche de pain. J’y étale quelque chose. Mâchonne sans appétit. Le café bout. Il est trop chaud. J’y ajoute une giclée de pomme. Fais comme Robert. De la Goldamine de Zoug. Conséquent. Je remplis la besace de croquettes. Pour Maya et Fume, les chiens de protection qui ne quittent pas le troupeau. Robert cherche ce qui pourrait lui servir de bâton, s’en allume une et s’en va. Il prend de l’avance. Tu m’rattrapes! Tina et Brina le suivent, lui, car c’est mon deuxième jour d’estive.
Le soleil point derrière la Tour du Famelon. Pas un nuage. Plutôt photogénique. Les profils des sommets sont bien découpés. Robert progresse lentement. Il dessine de larges zigzags. Les pâturages laissés aux moutons sont ceux dont la pente est trop abrupte pour les bovins. Sur la carte, ils se situent là où les lignes sont les plus rapprochées.
Robert, assis dans l’herbe, d’un côté du troupeau. Moi, assis dans l’herbe, de l’autre. Lui avec Tina. Moi avec Brina. Une parole, une seule.
—Début de l’été, les moutons grimpent. Vers la fin, ils vont vers le bas. Ils vont là où l’herbe est bonne.
Tout l’été devant nous pour faire connaissance et pas besoin d’en rajouter.
La matinée durant, on évite que les moutons empruntent le passage de la Chaux, de son côté, ou filent vers le Grand Chalet, du mien. Quand des bêtes dépassent la limite que l’on a choisie, on fait travailler les chiens. —Laisse-les brouter, j’te dis. T’es en train de tout tasser l’herbe avec tes coups d’chien!
Manifestement contrarié, Robert me reproche d’envoyer Brina parfois trop tôt, parfois trop tard, toujours trop brusquement. Non, Robert n’est pas un fin pédagogue. Voilà trois heures que je joue à un jeu dont j’ignore les règles. Le plus sûr est d’imiter ce qu’il fait de son côté, mais le troupeau n’obéit pas à une logique symétrique. Bluffer ne suffit pas. De mon côté, j’ai à faire avec la variable parasite, les Vertes, les bêtes qui portent un point vert sur le dos, environ deux-cents brebis élevées en forêt qui, dès qu’elles le peuvent, vont s’y réfugier. Autour des dix heures, les premières bêtes sont pleines, se couchent et ruminent. D’autres broutent encore, mais presque immobiles. Même les Vertes se sont regroupées à l’ombre d’un pierrier. C’est agréable. Robert en refume une. J’ouvre un bouquin que je croyais écrit sur mesure pour la profession, un petit format qui tient dans la poche, à peine soixante pages, onze chapitres distincts, les Onze lettres à Pénélope.
«Cette lettre-ci, paresseux Ulysse, c’est ta Pénélope qui te l’envoie. Mais ne me réponds pas: viens…»
—Eh colinet, va voir là-bas si ces salopes de Vertes ne foutent pas le camp dans les bois!
À peine le temps de lire l’épigraphe, trois vers d’Ovide. Le livret ouvert, retourné sur la besace, et quelques pas pour contourner le troupeau jusqu’à une butte qui me permet de voir qu’elles sont toutes là.
«Je devine un reproche, comme une sourde angoisse entre tes lignes parce que cette guerre se prolonge.
Mais ce n’est pas ma faute! La dérive a emporté ton homme dans la grimace difforme du lointain et je ne pourrai te revoir qu’après avoir lacéré la chair vive des antipodes…»
—Choppe voir celle-là… celle qui boite… non, là… la charolaise… tu vois pas qu’elle a le piétin!
Robert a raison. L’être opaque qui gouverne les chiens contredit la littérature fragile, nuancée et soucieuse d’aller vers l’autre. Le yin contrarie le yang. Fuir l’instant présent pour s’immerger dans la vie d’un autre, l’époque d’un autre, le style d’un autre, c’est du temps perdu. À peine si les pages sont bonnes pour allumer un feu, fatiguer les yeux avant de s’endormir, écrire dans les marges le numéro de celle qui vient de mettre bas, le sexe et la couleur de ses agneaux.
À partir d’ici, la théorie se range au fond de la poche ou reste à la case. On s’appuie sur le bon sens, formule fétiche de ceux qui regardent comment ça marche avant de critiquer le mode d’emploi. On tient compte des résultats concrets. On anticipe les stimuli-réponses, les facteurs naturels qui régissent le système, car si chaque mouton est peureux, passif et grégaire, le troupeau possède une intelligence systémique, un rythme, des hiérarchies, des dominances, des récurrences. On observe, sans autres instruments que les yeux, la patience et l’intuition. Cela s’appelle le bon sens.
Au berger ensuite de se montrer bon tyran en laissant au troupeau l’illusion de la liberté.
—Avec cette tchaffe, les bêtes ne remueront pas avant trois quatre heures. On est peinards. Allons grailler!
Robert se retire, d’un pas engourdi prend la direction de la case. Un temps, j’hésite, mais la faim l’emporte sur l’envie de voir ce qui se trame derrière les crêtes. Je lui emboîte le pas.
Du pain complet et presque frais, le fromage du Grand Ayerne, dont la croûte odorante ne vous lâche pas le bout des doigts, un saucisson sec, du beurre liquéfié et un litre de vin rouge servi dans deux verres «Astérix» et «Obélix» qui sentent encore la moutarde. Lorsque je me penche vers le robinet, il préfère me mettre en garde. «Vaut mieux la bouillir, on sait jamais ce qui traîne dans ces citernes, l’an dernier, y avait un crapaud qui bouchait l’entrée du tuyau.»À l’ombre de la case, à peine le bourdonnement d’une mouche, on gueuletonne en silence, de part et d’autre d’une table en bois massif qui semble peser une tonne. «T’as pas intérêt à y faire une raye.» Robert raconte l’avoir portée sur son dos depuis la ferme de l’Aveneyre. C’est un cadeau de quelqu’un qui lui est cher. Lorsque je cherche à y voir un peu plus clair sur les habitudes du troupeau, les réactions des chiens, le risque de maladies et la spécificité des différents pâturages, il me répond que «ça veut déjà assez venir». Pas besoin d’en rajouter. «Un café, une sieste et on y retourne!»
La panse pleine, Robert bâille et se retire. La fatigue s’installe, la nuit n’est pas prête de tomber, mais le yang me reprend et je noircis quelques feuillets, assis en tailleur sur le muret de la case, torse nu en plein soleil, enchanté comme un vacancier. De l’autre côté de la Chaux, le troupeau est silencieux. Il chaume.
Naïf, un brin rêveur, je croyais à la structure innée du troupeau. Elle ne l’est pas. Dans un sens, c’est rassurant. Dans l’autre, beaucoup de travail. Plusieurs semaines pour constituer un esprit d’équipe, des jours entiers à décourager les velléités d’indépendance, à dessiner avec l’aide des chiens le contour recherché, à réunir les bêtes tôt le matin, à ne les abandonner qu’à la nuit tombée, à réguler des éléments chaotiques et confus, dans un décor mouvant et éphémère.
Que fait un troupeau lorsqu’il est formé? Il se déforme. Il faut le reformer. Je pense beaucoup à toi, Sisyphe.
La nuit, le troupeau se concentre. Les forces centrifuges n’éclatent qu’aux premiers rayons de soleil. Le système tend alors au désordre, à l’entropie. Comme un inlassable big-bang miniature, chaque matin, à une vitesse inversement proportionnelle à l’intensité du soleil, les bêtes partent en quête de la meilleure herbe selon un mouvement uniforme, jusqu’à buter contre un rocher, une falaise, un chien, un berger. Alors, sans cesser de brouter, l’animal rebondit sur l’obstacle dans la direction opposée. Le troupeau dessine, grandeur nature, sur l’alpage, un schéma implacablement logique.
Laissées en liberté, les bêtes se réunissent en groupes d’affinité familiale, psychique ou raciale. La mère avec ses petits, les agneaux indépendants réunis en bande, les bêtes élevées en forêt entre elles, les charolaises à l’écart des autres. Chaque clique s’organise autour d’un ou de plusieurs animaux pilotes, des bêtes dominantes, à fort esprit d’insubordination, qu’il vaut mieux avoir à l’œil. Le but étant de restreindre les velléités de dispersion du troupeau, sans empêcher ce dernier de brouter, de lui imposer une limite pour qu’il ne mange pas que la meilleure herbe et piétine le reste. On obtient ainsi un troupeau, un organisme chaotique mais prévisible, une société précaire mais
ordonnée, un système qui obéit à une équation dépendant de l’heure, de l’eau, de l’herbe, de la température, de l’appétit, du soleil et de quelques autres variables que j’aurais tout loisir de découvrir ces prochains mois.
—Eh les animaux!
Il est dix-sept heures. Robert dit au revoir aux chiens. Il dit vouloir rester, mais son patron l’attend cette nuit pour des livraisons. Il est déjà en retard. Il me dit «à jeudi»et encore une fois «tu verras, le métier veut déjà venir». Cette fois, je suis seul. Jeudi, c’est dans cinq jours.
Seul à exercer un métier qui «veut déjà venir», à expérimenter un schéma évident, une cosmogonie petit format. Dans le troupeau, je suis dieu. Sur ce minuscule lopin de terre, j’expérimente la vie d’une petite société de mille membres, mille machines à vie qui consomment de l’eau, de l’herbe, produisent de la viande et des agneaux. Au sein de cette modeste
société, j’ai l’arrogance d’un Prométhée qui croit dominer la nature et tire, à la place d’un autre, les ficelles de marionnettes vivantes.
L’état de grâce est fugace. Malhabile avec les chiens, nerveux avec les moutons, mal positionné, trop autoritaire, trop braillard, je marche plus qu’il n’en faut, m’épuise, avance d’une bonne heure le retour au Grenier, y distribue du sel, qui facilite la digestion et stimule l’appétit, clôture le passage de la Chaux et contient tant bien que mal les bêtes dans un périmètre restreint jusqu’à la nuit. Si tous les jours sont comme celui-ci, non, je ne tiendrai pas jusqu’à octobre.
En juin, les journées sont interminables, longues comme des jours sans pain. Une touffe d’orties remue à peine dans l’embrasure de la porte. Des oiseaux invisibles poussent de petits cris tièdes. Un moucheron remonte les carreaux poisseux de la fenêtre. Le café italien de vingt heures ne suffit pas. De vagues bêlements et la clochette des deux mules. Grelots de vache, grelots de froid. On devine la rivière au-dessous. On sent les insectes se glisser sur la nuque. Deux phares d’automobile remontent la vallée. Debout sur le pas de la porte, je distingue à peine les premiers moutons qui me narguent en contournant les clôtures, filant vers la Chaux.
Tina, à droite!
Tina ne comprend pas. Je m’énerve. C’est pire. Je marche. Brina me suit. Je cours. Tina est partie rapercher. Elle en oublie deux qui continuent de filer vers le Grand Chalet. Je presse le pas. Il fait nuit. Les Tours d’Aï sont éteintes. Ne subsistent que les vestiges rosés du soir. Putain de bordel de merde, Tina, j’ai dit à droite. La montagne résonne. Toute la vallée m’entend. Tina comprend. C’est bien, Tina. Au pied, Tina! C’est bien.