En bref en français
Dès son premier livre, Billet aller simple (L’Aire, 2006), Blaise Hofmann s’inscrit dans la littérature de voyage. Après Estive (Zoé, 2007), le récit d’un été dans les Alpes suisses, et le road movie littéraire de L’Assoiffée (Zoé, 2009), il retourne à la chronique du voyage avec Notre mer (L’Aire, 2009). Marquises (Zoé, 2014) nous mène à l’archipel situé aux antipodes de l’Europe. En sept chapitres consacrés aux sept îles qu’il visite, le voyageur relate ses expériences, rencontres ou lectures dans un style tantôt énergique, rapide, empreint d’humour et d’autodérision, tantôt poétique et méditatif, mordant ou mélancolique. Un beau livre sur la parole et l’écriture, sur la rencontre des autres et la solitude, sur la fragilité de l’échange.
Noms d'îles
«De retour sur l’île de Hiva Oa – après les leçons de Ua Huka, les communions de Ua Pou, la correspondance de Fatu Hiva et la robinsonnade de Motane – je quitte au plus vite Atuona, le village de Brel et de Gauguin.»
Le voyageur évoque ainsi, au cinquième chapitre, son parcours à travers les îles que les Européens appellent Marquises, visitées en hiver 2013-2014. Le résumé qu’il en donne fait référence à différents épisodes qui marquent chacune des étapes. Le livre commence par l’arrivée à Ua Huka, où le voyageur vient assister au Festival des arts marquisiens qui dure trois jours. Il suit avec intérêt les démonstrations, danses, tambours, banquets, mais ne manque pas de noter le décalage entre un folklore récemment ressuscité et la vie actuelle des villageois, sous l’influence de la technologie moderne. Sur son blog, il publie un compte rendu qui relate ses impressions sur le vif, n’omettant ni la «meuleuse qui polit un tiki de pierre», ni le caleçon Calvin Klein qui apparaît sous le costume traditionnel. Or, le blog est lu par les villageois et son auteur reçoit un retour immédiat sous forme de «baffe virtuelle» : les lecteurs marquisiens n’apprécient pas la fine ironie du récit et ne sont pas tendres avec ce touriste qui ose décrire le spectacle à sa manière. La narrateur, sincèrement désolé, «tout petit dans [ses] tongs», fait preuve d’autodérision bien plus que d’ironie envers les autres. Il plaide coupable – tout en promettant de continuer à livrer ses «impressions fraîches, parfois caustiques, brutes.»
C’est effectivement – et heureusement – ce qu’il fait, en relatant les fêtes de Noël passées à Ua Pou, en compagnie tantôt de catholiques, de païens, de protestants, et de témoins de Jehovah, de sorte qu’il se demande si «un imam prosélyte» ne va pas surgir au détour d’un sentier, dans le prochain village. Cependant, malgré le ton spontané du récit, le voyageur n’est pas un touriste naïf qui relaterait uniquement son vécu. Il s’agit au contraire d’un narrateur cultivé et curieux, qui se nourrit de lectures, s’instruit sur l’histoire des îles en fréquentant les bibliothèques et les musées, et cite les écrivains voyageurs passés par les Marquises, de Hermann Melville à Pierre Loti, de Victor Segalen à Jack London. Le plus touchant des témoignages écrits est cependant la «correspondance de Fatu Hiva», une liasse de lettres que lui remet la petite-fille adoptive du premier colon de l’île, un Suisse nommé François Grelet, né à Vevey en 1868 et mort en 1916 à Omoa, village où il a créé une plantation de café. En lisant – avec le narrateur qui y passe la nuit et le jour suivant – les lettres du colon suisse à sa mère veuve et sa sœur, faites de demandes d’argent et d’envoi du «Messager boiteux», de promesses d’un retour et de récits de maladies ou de calamités, on pense aux lettres de Rimbaud à sa famille.
A l’opposé des nombreuses conversations avec les Marquisiens ou les touristes, la «robinsonnade» évoquée fait référence à cinq jours passés sur l’île déserte de Motane dans une solitude absolue, jusqu’à ce que le bateau vienne rechercher le narrateur et le ramener à Hiva Oa. À Atuona, il ne reste de Brel qu’une tombe et l’épave de son avion Jojo. Le voyageur poursuit sa route vers les deux îles qui manquent encore à son périple, Tahuata et Nuku Hiva. Les relations qu’il y noue et ses lectures complètent le tableau de ce paradis exotique entaché de côtés sombres: alcoolisme, maltraitance et violence sexuelle contre les femmes, racisme des blancs à l’égard des «barbares» longtemps accusés de cannibalisme.
Les sept chapitres consacrés aux sept îles adaptent leur style aux expériences relatées: si le trait est rapide, énergique et plein d’humour au début (en témoignent les zeugmes tels que «Le soir tombe, et l’oncle William aussi»), il se fait poétique et méditatif lors du séjour sur l’île déserte, et devient mordant ou mélancolique selon l’humeur du voyageur. Celui-ci s’obstine à prendre des sentiers peu battus, au sens propre comme au figuré.
La suite des différents épisodes pourrait sembler décousue, s’il n’y avait pas, en guise de fil rouge, le thème de la communication, de la circulation de la parole écrite ou orale qui entrelace les dialogues avec les personnes et avec les textes. Des «posts» rapides sur la toile aux lettres d’autrefois attendues pendant trois mois, des discussions animées autour d’une table aux repas pris devant un écran de télévision, le livre est essentiellement tissé de rencontres et témoigne de l’importance de la parole. Au centre du texte, le voyageur se fait tatouer «des caractères plus évocateurs que ces vingt-cinq lettres auxquelles je suis limité pour vous en parler.» La très belle fin du récit, située symétriquement par rapport au début, se passe sur un bateau qui quitte l’île, parfaite image de la société des classes, qui se reflète du pont inférieur au quatrième étage. Un Marquisien s’étant faufilé illégalement jusqu’au bar des riches passagers y joue de la guitare, avant de se saisir du CD que lui tend un touriste admiratif «pour y déposer son autographe». Voilà l’essence de Marquises: les mots manipulent, épinglent et prennent possession du monde, que l’on pense aux noms donnés aux îles par les colons européens, mais ils peuvent aussi inviter à l’échange et en graver une trace.
Ruth Gantert