Kotor
La route serpente à l’assaut de la montagne. À chaque nouveau lacet, le minivan ralentit, grince, vrombit et prend lentement de la hauteur. Les deux mains collées au volant, le regard rivé sur la couche grise qui recouvre la route, Virgile conduit. Les essuie-glaces font tourbillonner les particules les plus légères alors que les grosses se collent au capot. Il doit parfois s’y reprendre à deux fois pour passer une vitesse, négocier les virages en tirant sur le frein à main. Il cale, tourne à nouveau la clé sous le volant, ça sent l’embrayage qui surchauffe et le soufre. À côté de lui, une carte routière dépliée sur les genoux et la tempe contre la vitre, Nora sonde le ciel. La cendre s’agite en voile perpétuel devant les phares du minivan. Il est 10 heures du matin, le jour ne s’est pas levé.
Un coup d’œil dans le rétro et Virgile amorce une nouvelle épingle à cheveux. Blotti dans un pull à capuche rouge sur la banquette arrière, Vasko dort. Par la fenêtre passager, Nora distingue les contours noirs de l’ancienne muraille qui surplombe Kotor. Il y a vingt-quatre heures, elle y regardait le soleil d’octobre se lever sur la baie en forme de trèfle. L’eau était caribéenne. L’air extrêmement délicat. Hier ? Difficile d’y croire. Un nouveau lacet – le seizième, annonce Virgile – et puis la silhouette fantomatique de la petite ville médiévale, un bon millier de mètres en contrebas, disparaît. Virgile s’arrête au milieu d’une intersection. Nora a le doigt sur un pli de la carte. « À droite il y a moins de villages. » Un panneau indique qu’ils s’apprêtent à entrer dans une réserve naturelle. Le minivan quitte le vertige de la route sinueuse et s’engage sur le plateau. « Courage. Podgorica, c’est juste de l’autre côté des montagnes. »
Ils ont mis du temps à s’arracher, ce matin. Le spectacle de cette chose qui tombait derrière les fenêtres du petit appartement les a maintenus debout, ahuris, alignés les uns contre les autres pendant plusieurs minutes. Quand ils se sont décidés à sortir, les précipitations s’étaient intensifiées. Ils ont rejoint le bord de mer et longé la plage à pied, sac à l’épaule, groupés sous un grand parapluie trouvé dans la rue. La surface de l’eau disparaissait sous un manteau charbonneux qui ondulait et se craquelait en verts profonds, en mousses sales. Le sol qui fait des vagues, a pensé Nora en filmant avec son téléphone. Avec un peu de réseau, cette vidéo aurait fait le buzz. À la gare routière de Kotor, ils ont compris que leurs billets, achetés la veille, ne seraient d’aucune utilité. Les stores des guichets étaient baissés. Un employé, occupé à déblayer les bus avec un balai d’appartement, leur a fait comprendre qu’aucune ligne ne partirait aujourd’hui. « Ce truc est corrosif, on ne va pas se risquer. Et puis il va encore en tomber un paquet à ce qu’ils disent. On est pile dans le sens du vent. » Nora a croisé le visage de Vasko, aussi bouché qu’un orage qui n’éclate pas. Elle s’est tournée vers Virgile. « C’est le moment de nous prouver que tu sais conduire. »
Le minivan des parents de Virgile – un Transporter du milieu des années 1990 que Mike et Lola ont acheté pour leur premier tour du monde à deux, véhicule utilitaire blanc, banquettes étroites, lecteur cassettes, sans clim ni l’ombre d’une prise USB – n’est pas vraiment du genre à faire rêver trois ados avides de road trip. Pas assez vintage, ni assez moderne. Mais si on sait que les ados en question n’ont même pas dix-huit ans, qu’aucun adulte ne les accompagne, qu’ils passent leurs vacances d’automne dans un pays dont seul l’un des trois parle – un peu – la langue, et qu’ils doivent accomplir deux cents kilomètres pour rejoindre une maison où l’oncle de celui qui baragouine le monténégrin les attend pour une histoire d’héritage, le minivan, à défaut d’être photogénique, devient intéressant. Et si on ajoute que les ados en question progressent lentement sous une pluie de cendres parce qu’à cinq cents kilomètres de là, un supervolcan est entré en éruption – d’une violence à vous éteindre des espèces – et que, depuis, les connexions aériennes sont rompues et les réseaux de télécommunication hors service, le road trip, oui, devient carrément dément.
Un vent crayeux balaie le plateau. Des congères garnissent le bas-côté, qui par endroits disparaît entièrement. Un nouveau carrefour. Cette fois, Virgile anticipe, s’arrête à hauteur du panneau. Surmonté d’une petite icône de pélican, celui-ci indique Cetinje à 10 kilomètres, Skadar à 28. À gauche et à droite, des routes plus modestes, sans aucune signalisation. Le moteur ronfle au ralenti. Il fait lourd. Virgile s’allume une cigarette, tire plusieurs fois dessus, prend une voix de film ancien, genre Mission : Impossible 5. « Alors, co-pilote, c’est par où maintenant ? » Nora, qui se demande comment Vasko peut dormir dans de telles circonstances, consulte à nouveau la carte. « Le plus court c’est toujours tout droit. » Virgile tend sa cigarette à Nora, qui la laisse se consumer sans la porter à ses lèvres. Le paysage ne lui donne pas envie de fumer, et puis elle, le matin, c’est plutôt un café qu’il lui faut. Le minivan prend un peu de vitesse, Virgile se carre au fond du siège, les bras tendus. Nora lui repasse la cigarette, en glisse le filtre directement dans sa bouche. Il a l’air encore plus mince derrière son volant – un enfant qui essaie les escarpins de sa maman. Nora rit doucement. Sans tourner la tête, Virgile lui demande ce qu’il y a.
– Rien. Je pense à un truc. J’avais jamais réalisé, en fait, qu’on était les trois des enfants uniques. Je trouve ça chou. C’est peut-être pour ça qu’on s’entend si bien.
– On s’entend si bien que ça ?
Clin d’œil de Virgile, qui reprend – coup de menton vers la route :
– On ferait mieux de pas mourir alors. Nos parents ont pas vraiment de plan B.
Il jette un coup d’œil dans le rétro. Vasko est toujours recroquevillé sur la banquette arrière.
– Bon, tu nous mets de la musique ? Ça m’aidera à me concentrer.
Nora dévisage Virgile. Il est sérieux, ce n’est pas le moment de discuter. Elle tourne le bouton principal de la radio, scanne différentes stations, n’obtient que de la friture. Ouvre la boîte à gants et en tire quatre ou cinq cassettes colorées. Sourire de découvreuse. Duran Duran, Arcadia, The Cars. Les noms des groupes ont été écrits au stylo sur les boîtiers en plastique. Hochement de tête de Virgile, qui ne quitte pas la route des yeux. « Mes parents ont des goûts très eighties. J’espère que tu kiffes au moins les pochettes. » Nora allume le plafonnier, y regarde de plus près. Des palmiers grossièrement posés sur des îles jaunes au-dessous de soleils souriants, en guise de ciel l’inévitable rectangle bleu, des petits personnages avec des cheveux hirsutes. « C’est toi qui as dessiné ? » Virgile passe la seconde, accélère un peu, les roues patinent, il rétrograde. « Quand tu traverses le Canada ou la Russie, il y a bien un moment où tu finis par t’emmerder. Mets Depeche Mode, ça réveillera peut-être le petit dude là-bas derrière. »
Nora enclenche la cassette, la mécanique se met en marche – bruit de bouche en plastique qui ne lui évoque rien – et puis un synthétiseur débarque dans l’habitacle sur fond de beat électronique. « Ah mais je connais ! La pub pour l’iPhone Krystal, c’est trop bien en fait ! » Virgile se marre, tapoterait le volant en chantant les paroles s’il n’avait pas si peur de le lâcher.
Un flash.
« T’as vu ? C’est quoi ? » La cendre qui tombe se teinte à nouveau brièvement, une lueur orange apparaît et disparaît devant eux, on dirait un phare qui balaie la nuit. « Merde. » Virgile ralentit, plisse les yeux, la main droite sur la boîte à vitesses. « C’est les flics. » La lumière orange du gyrophare se fait plus forte, elle tournoie. Nora met ses bras devant les yeux. Un fracas de roues chaînées.
Virgile a braqué, le minivan cale dans un petit fossé sur la droite de la route. Le chasse-neige les a frôlés dans un sale bruit de racloir. À l’arrière, Vasko ne s’est pas réveillé.