Le temps des digitales est fini. Dès que Gustave en frôle les pétales, même avec cette douceur qui le caractérise, les fleurs se froissent ou se détachent – papier de soie, papier à cigarette. Dans la ferme de leur enfance, on les appelait des gants-de-Notre-Dame ; il ne sait plus à quel moment il s’est mis à dire digitales. Le sol en est jonché, comme après une tempête. Il faudra balayer. Mais d’abord, dresser l’inventaire de toute urgence.
Il passe la grille et, son carnet à la main, s’avance dans le jardin qui exsude des odeurs métalliques – à moins que ce ne soit lui, son haleine, ses cheveux peignés en arrière, des effluves pris dans le col de sa chemise ou les plis impeccables de son pantalon, qui sait. Depuis qu’il a fêté ses soixante ans (et ça commence à dater), il n’est plus sûr de rien. Il redresse son grand corps courbé.
Ordonné selon les exigences des variétés et le grain du terreau, le jardin obéit à une architecture précise : les légumes alternent avec le lys, la verveine et le pavot, les plantes grimpantes font de l’ombre aux simples fragiles, le parfum des soucis fait fuir la vermine. Mais ses allures de jungle le rendent parfois compliqué à contempler. Le regard hésite face au foisonnement – de longues courges se déroulent jusque sur le gazon de réséda sauvage et d’anémones du Japon – et ce matin, il y a encore autre chose qui fait que, l’espace de quelques secondes, Gustave se laisse abattre par l’ampleur de la tâche. Pas de tempête, la nuit a été calme ; seulement, à l’aube, la rosée s’est déposée délicatement sur tout le domaine pour cristalliser en gelée blanche. Cela n’a l’air de rien et pourtant, trois jours avant l’équinoxe de septembre, tout est déjà condamné.
Pour se donner du courage, Gustave relève la présence du haut massif de zinnias. Sans doute serait-il étonné d’apprendre que cette espèce sera la première à éclore en orbite, en janvier 2016, à bord de la Station spatiale internationale – les pétales serrés qui se déploient dans la clarté violette de diodes électroluminescentes stimulant la photosynthèse. Étonné, émerveillé ou incrédule, mais il ne le saura jamais, il sera mort depuis longtemps : en admettant qu’on soit bien en septembre 1962, il lui reste, au moment où il inscrit dans son carnet ce mot de zinnias, tout juste quatorze années à vivre.
La large façade de la maison réfléchit la lumière livide. Il est peut-être huit heures du matin. Sous la fenêtre de maman, le noyer s’est dépouillé. Gustave note : reines-marguerites, haie de phlox, cactus, amaryllis d’été. Il n’a pas besoin de les décrire, ni même d’en faire un croquis ; il distingue dans la forme des noms la raideur des tiges, les tons de blanc, la dentelure des feuilles – lobées, arquées, rubanées, ovales, distiques, lancéolées. Il n’écrit rien sur les odeurs. Ne mentionne pas non plus les légumes, mêlés aux fleurs : pas un mot sur les laitues montées en graine, ni sur ces oignons anciens dont le premier bulbe a été transplanté il y a plus d’un demi-siècle depuis le jardin de la ferme de leur enfance.
Vernie de rosée, la terre croustille sous ses semelles. Il regarde où il met les pieds, passe près du cabanon et contourne le massif central de dahlias saumon et abricot qu’encadrent des tagètes d’un orange surnaturel : ses fleurs mexicaines, comme il dit. Les mêmes que dans certains tableaux du Douanier Rousseau qu’il a vus à Paris, il y a longtemps – et lui serait la charmeuse de serpents, cette haute silhouette noire qui joue de la flûte au bord du fleuve, en lisière d’une forêt exubérante où poussent des plantes en forme de cœur, de clochette, de lame, d’éventail. Une jungle, oui. Il remonte la plate-bande qui borde la maison et son carnet contient désormais les mots giroflées et rudbeckias. Des vendangettes courent le long du mur d’enceinte, la boule écarlate d’un géranium s’illumine, il prend note. Mais non, la charmeuse de serpents, ce serait Madeleine, bien sûr, lui serait tout au plus cet oiseau rose et gris, dans le coin inférieur du tableau, avec ses airs d’espèce menacée. Il écrase lentement les fleurs glacées, des pétales restent collés à ses semelles.
Le givre n’a pas fait de quartiers. Le lys tigré a rouillé, les robustes glaïeuls de l’arrière-été se sont brutalement fanés. Même la pourriture qui ourlait certaines feuilles est suspendue, stoppée net par le gel. Il faudra rentrer l’oranger, raide dans sa caisse de bois, en priant qu’il ne soit pas trop tard. Les premières poires mûrissent sur les espaliers, mais leur temps aussi est compté, Gustave le sait. Il consigne, de toute urgence, le nom des choses qui prennent fin.