Les sirènes revenaient par intermittence cogner à la fenêtre. Elles surgissaient à l’aube sans signes avant-coureurs. Elles tournoyaient derrière la vitre, assourdissantes, les rideaux ne pouvaient rien contre elles, il aurait fallu des volets, ou murer la fenêtre.
Au début de mon séjour elles me réveillaient en sursaut, je me redressais dans mon lit, le torse moite. L’air humide s’infiltrait entre les draps. Je retenais ma respiration. Avec le temps, je n’ouvrais même plus les yeux. Couché sur le côté, une main sous l’oreiller, l’autre entre les cuisses, je me coulais contre le matelas, dans ma propre chaleur. Les sirènes étaient inoffensives, elles annonçaient simplement – avec des variations que je saisissais mal – qu’aujourd’hui encore, la mer entrerait dans la ville.
Je ne me rendormais pas, j’attendais qu’elles s’éloignent pour émerger. Je me frottais les paupières, comme un enfant, j’ouvrais les yeux. Dans la pénombre qui baignait la chambre, de grandes taches noires fleurissaient au plafond.
I
L’eau dessinait des motifs sur les vitres, qui se sont brouillés quand le train a redémarré après la dernière gare de la terre ferme. Les gouttes progressaient par à-coups, elles s’alourdissaient en fusionnant les unes avec les autres. J’ai rassemblé mes affaires, froissé mon gobelet de café, rangé le roman que j’avais feuilleté sans parvenir à le lire. Barres locatives, entrepôts, citernes et docks défilaient sous la pluie de janvier. Les flammes de ce qui ressemblait à une raffinerie de pétrole jaillissaient de deux très longues cheminées. Les gouttes se sont mises à filer à l’horizontale quand le train a accéléré en s’élançant sur ce pont dont on m’avait parlé.
C’est ici que débouchaient les fleuves du continent pour entrelacer leurs estuaires et former cette étendue parsemée d’îlots, sillonnée de courants et protégée de la mer par un cordon littoral. Je m’étais renseigné, je connaissais l’histoire. Comment des ormes, des mélèzes et des chênes abattus dans les montagnes avaient été acheminés jusqu’ici pour être taillés en pieux et enfoncés dans les bancs de boue et les talus herbeux. Comment cette forêt décapitée, lentement pétrifiée par la vase, avait servi de socle pour ce qui allait suivre. Il avait fallu corseter le terrain de quais en pierre, draguer les canaux, paver les places et élever les palais, partir en guerre et en rapporter des butins de bois précieux, de roches inusables, d’ivoire, de soies et d’épices, maçonner les façades de sable et d’ossements de chameaux, et puis poser des rails, tirer des câbles pour électrifier l’archipel, construire des parkings, des hôtels et des terminaux de ferry. Le sel avait tout de suite commencé son travail de sape, en une nuit le bas des murs s’était couvert de végétation aquatique.
Le pont traversait cet immense étang que la marée envahissait chaque jour, planté de joncs et de poteaux attachés trois par trois. À l’horizon, il devenait impossible de distinguer la lumière de l’eau, elles étaient ici un seul et même élément, gris et bleu, qui rongeait le contour des choses, adoucissait tout. La ville se trouvait au bout, pâle et compacte dans ce flou.