Ciel du Groenland
Mike vérifie l’altitude et ajuste le casque de sa radio. Le petit avion rouge du Service climatique européen effectue une large boucle au-dessus de l’eau et met le cap au nord. L’aéroport de Nuuk disparaît. Mike vole, enfin.
Avant d’y être, les gens croient qu’il n’y aura rien. Des plaines immaculées sous des nappes de nuages. Des forêts de givre, des lacs de glace. Et peut-être, si on a de la chance, quelques bêtes sauvages aussi blanches que le reste : ours, phoques et lièvres arctiques, loups, eiders aux ailes déployées. Rien qu’un long pays neigeux, ton sur ton. On ne pense pas immédiatement aux montagnes, c’est pourtant par elles que l’île se signale.
Mike a beau en avoir l’habitude, c’est toujours un spectacle sidérant. Encore plus après une tempête de cette ampleur. Au sud, en octobre, ce n’est encore que végétation de toundra, bandes d’arbres nains et pentes moussues. Les taches colorées d’un village, le sillage d’un bateau de croisière. Même l’eau est verte. Mettre le cap au nord, c’est accélérer le passage de la saison. Le vent dessèche les montagnes. Des glaciers alimentent l’océan, déversant des troupeaux d’icebergs taillés comme des silex. L’eau s’alourdit, acquiert une viscosité d’alcool, élabore des plaques – la banquise se reforme lentement.
Quand Mike a quitté Kotor à l’aube pour prendre un vol de ligne qui devait le mener à Copenhague via Belgrade et Paris, l’éruption des Champs Phlégréens n’avait pas encore eu lieu. Le continent n’était pas paralysé, les Balkans n’étaient pas sous la cendre. Son fils ne courait aucun danger. Mike partait certes au pied levé, et au milieu de ses vacances, mais ces imprévus font partie intégrante de son contrat. Aller récupérer neuf Green Teens en rade au Groenland ? Rien de bien sorcier quand on a passé sa vie à parcourir le globe par tous les moyens de locomotion possibles, en solitaire ou en famille. Qu’on est détenteur d’une bonne dizaine de permis de conduire, de voler et de naviguer, qu’on a travaillé successivement pour l’ONU en Centrafrique et pour les secours de montagne héliportés en Suisse, avant de décrocher ce poste au Service climatique européen. Qu’on est capable de se tirer d’une crevasse avec un Victorinox ou de survivre sur un radeau en filtrant son urine. Bref, quand on peut inscrire « aventurier » avec le plus grand sérieux sur son formulaire fiscal. « Mais donc tous les aventuriers suisses s’appellent Mike ? », lui avait lâché un jour Nora, la meilleure amie de son fils, en découvrant le visage d’un homonyme plus célèbre que lui dans une téléréalité de survie. « En plus, physiquement, Mike Horn et toi, vous vous ressemblez vachement ! »
Mine de rien, même si son fils n’est plus un gamin, ça lui a provoqué un sentiment étrange, à Mike, de le laisser aussi subitement. Sans parler du fait qu’il se réjouissait de rencontrer la famille de Vasko à Podgorica – quitter cet appartement de location pour partager la table d’une vraie famille monténégrine, il n’attendait que ça. À la place, Mike a passé le premier soir dans un hôtel glauque de l’aéroport de Roissy – merci les finances du Service climatique qui ne peuvent rien offrir de mieux. Au matin, l’éruption avait commencé, le jeu avait changé. Son vol vers Copenhague était retardé, le chaos régnait sur le tarmac, on sentait se lever un vent de panique à l’échelle du continent. D’une salle d’embarquement bondée, il a vu brûler l’Hyper Concordia, la perle d’Oceanic Airways, sous les yeux d’une clientèle médusée. S’il voulait refuser l’ordre de mission, c’était le dernier moment, mais il s’était déjà arrangé avec Lola pour qu’elle aille chercher leur fils à Kotor. Lui-même avait d’autres gamins à rapatrier. À Roissy, la journée s’est enlisée, une deuxième nuit dans le même hôtel s’est profilée, il était hors de lui, les images du volcan tournaient en boucle sur les écrans de télévision et dans sa tête, le nuage de cendres se dirigeait vers les Balkans. Vers son fils. Il a fallu qu’il gueule pour pouvoir, le jour suivant, embarquer sur un vol militaire. Le soir, il était à Nuuk, Groenland, où le Service climatique lui a fait savoir qu’aucun appareil civil ne serait autorisé à repartir dans l’autre sens. Cul-de-sac aérien. Son rôle se limiterait à ramener sur la côte les Green Teens coincés à Clim Camp, qui devraient attendre un bateau pour l’Europe. Comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, une tempête s’est levée le matin suivant sur tout le nord-ouest : autorisation de vol retardée indéfiniment. Après les cendres, la neige. Les éléments jouaient contre lui.
Mike connaît bien Nuuk, étape obligatoire – et déprimante – lors de missions comme celle-ci. Il lui est déjà arrivé de devoir y passer plusieurs jours, le ciel du Groenland est capricieux. Mais cinq nuits, c’est à coup sûr un record. Le rituel s’est installé. Allumer la télévision sur les images du volcan, étudier la météo locale dans l’espoir d’une fenêtre pour décoller, prendre des nouvelles de Lola au téléphone, laisser un message sur le répondeur de Virgile – rapidement saturé –, tenter de joindre Clim Camp d’une manière ou d’une autre. Traîner dans la morne ville. Entretemps, Lola était arrivée à Kotor. Elle avait dû renoncer à l’avion, avait fini par gagner le Monténégro en voiture. La ville était sous les cendres, les paysages qu’elle décrivait à Mike, lorsque les liaisons passaient, étaient invraisemblables. Elle s’était rendue à l’adresse de l’appartement de location, avait sonné, une voisine avait ouvert une fenêtre. Non, elle n’avait plus vu les enfants depuis plusieurs jours. Elle savait où le propriétaire cachait la clé, elle avait ouvert à Lola. Il restait des affaires, éparpillées dans les pièces. Ils auraient dû être de retour de Podgorica, mais peut-être que les bus ne circulaient plus, ils devaient être bloqués là-bas. Elle avait fait l’aller-retour vers la capitale, en vain. Lola n’avait pas pu mettre la main sur le van non plus, elle commençait à imaginer le pire. À ce stade, on devrait alerter la police non ? Avertir les parents de Nora et la mère de Vasko ? Mike avait tenté de la réconforter – la police a d’autres chats à fouetter que de localiser trois ados en vacances, et puis leur fils avait l’habitude des voyages, de l’étranger, de l’imprévu, il fallait lui faire confiance, et si quelque chose de grave était arrivé, on aurait été prévenus –, mais une boule s’était logée dans sa gorge. La désagréable impression de se trouver au pire endroit au plus mauvais moment, tenu à distance de l’action, bien malgré lui. Dehors, un vent glacial faisait reluire les rues de Nuuk. Lola, lorsque ses appels passaient, n’avait plus qu’un refrain. Quand je revois Virgile, je le tue, je te jure que je le tue, notre fils.
Mike a tellement rongé son frein à Nuuk que le petit coucou du Service climatique lui semble voler au ralenti. Un veau, oui ! L’avion survole un glacier, atteint un nouveau palier. Paysage de neige gelée, la calotte arctique : l’inlandsis. Pour la blancheur immaculée, on repassera. C’est un mélange de masses noirâtres, alluvions et tout-venant de pierres broyées. Des fleuves courent sous la glace. Sous ses airs figés, Mike le sait, l’île est élastique.
Baie de Melville, nord-ouest du Groenland. Mike reconnaît plusieurs hameaux – Kraulhavn, Kullorsuaq – construits sur des îlots que l’hiver ne tardera pas à relier entre eux. La courbe de la baie s’étire ensuite sur deux cents kilomètres, puis c’est Savissivik, quarante maisonnettes rouges posées sur de la roche noire, le paradis des bélougas. À partir d’ici, la forme du pays se déchiquette, s’avance d’un coup vers l’ouest pour venir pratiquement toucher les îles canadiennes du Nunavut.
Après plusieurs heures de vol, le petit avion délaisse la côte pour l’intérieur des terres. La zone de Clim Camp, ébouriffée par cinq jours de tempête, apparaît enfin. Au sol, tout est recouvert. Sans ses écrans de contrôle, Mike n’aurait aucun moyen de savoir que les petites tentes jaunes et rouges se trouvent juste au-dessous. D’ici quelques secondes, les Green Teens sortiront en courant, ce bon vieil Éric brandira un drapeau pour lui indiquer le sens du vent, on aura accroché les grandes lames à l’avant des deux motoneiges pour déblayer la piste d’atterrissage. Des mains se tendront vers lui, des hourras l’accueilleront en sauveur lorsqu’il descendra de l’avion et qu’il livrera les enveloppes envoyées par les proches des Green Teens – on se croirait dans un épisode de Koh Lanta, soupirait à chaque fois Éric, alors que « ses » civilistes découvraient, sourires aux lèvres, le montage photo de la mamma, le dessin du fiston, la lettre du novio en séjour à Buenos Aires.
À l’intérieur de T2, Florence scrute son téléphone, l’air maussade. Depuis hier, l’écran refuse de s’allumer. Elle a pourtant économisé la batterie. Elle devrait s’inquiéter d’avoir laissé filé leur dernière chance de trouver du réseau et d’appeler des secours, mais c’est à ses photos qu’elle pense. Le pot de départ avec ses amies, son dernier selfie avec sa grand-mère. Le visage d’Alix. Florence tourne l’appareil dans sa main comme un objet étrange. Toutes ces images sont là, quelque part, encodées dans les circuits de tantale et de silicium. Du sable, qu’un coup de vent suffit à effacer.
Il est midi, mais Duncan et Daria sont encore dans leur sac de couchage, ils n’ont pas bougé de la journée – pas bougé depuis hier soir, à vrai dire, ou peut-être même hier midi. Il flotte dans la tente une odeur rance, celle de quatre corps confinés depuis trop longtemps, odeur de soupe froide et de mauvais café, air saturé de dioxyde de carbone. Une légère odeur d’urine aussi – ils se sont mis tacitement d’accord pour un coin, à même la neige, sous l’auvent, pour éviter de sortir dans le blizzard. Laakki est assise sous trois couvertures. Le manuel d’utilisation de la motoneige sur les genoux en guise de sous-main, elle noircit du papier à lettre en s’éclairant avec l’une des lampes frontales encore chargées. Tu écris à qui ? Florence pose la question en apportant des antidouleurs. Laakki ne lève pas les yeux. Sur la caisse qui fait office de table, une partie de cartes interrompue. On n’a rien mangé de chaud depuis deux jours. On ne dit plus rien, on risquerait de comprendre que les chances de s’en sortir s’amincissent. De laisser échapper des choses comme : on va peut-être crever ici.
La neige a cessé de tomber ce matin à l’aube. Le soleil brille mais personne ne l’a encore remarqué. La lumière est filtrée par la couche de plusieurs centimètres, dense, collante, qui recouvre la tente, baignant l’intérieur de lueurs cireuses – blaugrün, a lâché Daria dans une réminiscence un peu absurde d’allemand.
Un bruit d’hélice, un léger ronflement qui s’intensifie, mais depuis le temps, ils ont fini par l’entendre à tout bout de champ. Espoir ténu, présence fantôme, cruel acouphène. Cette fois c’est différent. Laakki suspend son stylo. Florence s’immobilise. Daria se redresse dans son sac de couchage. Tous les yeux deviennent des oreilles, cherchent à localiser ce bruit quelque part au plafond de la tente. Duncan est debout, holy shit, le coach se rue dehors sans enfiler sa doudoune – déchirure de soleil, poudreuse glacée sur les doigts et lumière qui envahit la tente. Aveuglement. Le ciel est bleu, ça pique, ça brûle, et Duncan, le bras en visière, retient ses pleurs en regardant l’avion surgir du soleil.