Il est allongé au fond de l’océan. Il est immobile, longiligne et tubulaire, gris ou peut-être noir, dans l’obscurité on ne sait pas très bien. Il ressemble à ce qui se trouve dans nos salons, derrière nos plinthes, entre le mur et la lampe, entre la prise de courant et celle de l’ordinateur : un vulgaire câble.
Appelons-le FLIN.
Au fond de l’océan, on dirait qu’il neige, comme lorsque l’écran se brouillait sur les anciens téléviseurs analogiques. C’est poétique, et organique : des cadavres de poissons émiettés, des détritus du monde entier pulvérisés qui tombent depuis la surface. Dans le noir absolu des fonds océaniques, ce sont des flocons gracieux qui mettent six mois à atteindre le câble, mais ne le recouvrent pas, ne créent pas de duvet, l’analogie avec la neige s’arrête là.
Tout a commencé avec un bathyscaphe. Ce sous-marin spécialisé dans les grandes profondeurs devait traverser l’Atlantique, trouver un trajet idéal pour FLIN, pour que son long corps – 7 000 km tout de même – puisse s’étendre des plages bretonnes aux côtes américaines, pour que ne survienne devant lui aucun obstacle, aucun canyon abyssal ou volcan sous-marin. La dorsale océanique, sorte de colonne vertébrale traversant l’Atlantique du Nord au Sud et marquant la liaison des deux plaques continentales, devait, elle, être franchie, c’était une nécessité logique. FLIN se ferait discret, si profond, si fin, si calme, mais unirait ce qui était disjoint : deux continents séparés par un océan.
Autour de FLIN évoluent des créatures qu’on ne verrait que dans un documentaire. La neige marine vient nourrir des araignées d’eau, fétus de pattes dégoûtants qui côtoient des crabes araignées d’un mètre et des poux marins géants, affairés sur le cadavre d’un cachalot. Le cadavre d’un cachalot, ça n’existe presque pas, tant il est difficile d’envisager la mort d’un animal aussi volumineux. Celui-ci mettra des mois à se décomposer, prendra encore longtemps part à cet écosystème des ombres, forçant les baudroies et les anguilles à le contourner. Grâce à un vampire des enfers – pieuvre rouge si diabolique qu’on dirait un méchant chez Walt Disney – la scène est éclairée, éclairée du bout des tentacules par des bactéries bioluminescentes, halo de lumière blanche dans l’eau noire à 3 000 mètres de fond.
Pendant des décennies, les cachalots étaient victimes des ancêtres de FLIN, les premiers câbles transatlantiques qui reliaient l’Europe à l’Amérique. Etait-ce la faute des câbles de l’époque, moins solides, moins bien arrimés sur le plancher océanique, les cachalots les prenaient-ils pour des algues ou des jouets? Toujours est-il qu’ils s’y étranglaient, et mettaient ainsi fin à leur fabuleuse espérance de vie, comme quoi l’adage «les petites bêtes ne mangent pas les grosses» s’avère complètement faux.
Le bathyscaphe avait pour mission de délimiter une zone de 100 mètres de large, sans obstacle, d’un bout à l’autre de l’Atlantique. Un couloir de 100 mètres de large qu’il faudrait ensuite viser, en affrétant un navire-câblier, qui traverserait l’océan à allure d’escargot, déroulant FLIN derrière lui. FLIN était mis à l’eau, jeté comme une ancre ou un sac de nœuds. Oui, FLIN allait s’ancrer au fond de l’océan, y emportant toute l’humanité avec lui. Il fallait plusieurs heures pour qu’un segment de câble atteigne le fond, ça coulait lentement, très lentement dans les 3 000 mètres d’épaisseur d’eau, de courants et d’animaux marins. Il a dû en voir des choses, FLIN.
J’aimerais vous dire qu’il ne le sait pas, FLIN, comment ça fonctionne, et qu’il n’y est pour rien, de toute l’histoire qui s’apprête à commencer. Mais ce n’est pas vrai. Car si on prenait FLIN en coupe, si on le sciait dans la largeur de ses quelques centimètres, on verrait qu’il a toutes les informations en lui, qu’il est fait de différentes couches destinées à protéger son précieux centre. Il y aurait, de l’extérieur vers l’intérieur, du polyéthylène, du PET, de l’acier, de l’aluminium, du plastique résistant aux chocs comme aux températures, du cuivre. Il y aurait enfin, au centre, des fibres optiques, pulsations de lumières invisibles à l’œil humain permettant de transporter, chaque seconde sous l’océan, 145 millions de mails.
Les requins sont attirés par ce flux de données, cette effervescence aveugle qui a lieu loin de ses responsables. Ici c’est un jeune requin-crocodile qui s’approche de FLIN. Son corps fuselé serpente sur le sol comme s’il essayait d’en imiter la forme, le renifle, il sent bien que la bête n’est pas d’ici. Son nez pointu ricoche contre la couche extérieure, il essaie avec les dents, referme sa mâchoire autour du câble qui demeure impassible. Surpris par la rigidité de l’objet, les yeux noirs du requin se révulsent brièvement, il retente une timide morsure pour vérifier. Il s’éloigne en sillonnant le sable. FLIN est parfaitement intacte.
Dans quelques heures, le soleil se couchera sur cette partie de l’Atlantique. Le plancton se dirigera vers la surface, fuyant les ténèbres. Les créatures des profondeurs le suivront, puisqu’elles vont où va la nourriture, croisant le dangereux poisson-voilier et l’étrange poisson-lune, le solide nautile et le gélatineux blobfish. FLIN, lui, restera immobile, transportant loin des regards fichiers, mails, images, vidéos, et tout ce qui utilise de près ou de loin le world wide web.