Des à-coups puissants nous déséquilibrent, ça grince des rails jusqu’au toit, les pommes de terre roulent partout, mon épaule tape la paroi, la dame s’accroche à son siège. C’est le dernier aiguillage. Terre-des-Fins, gare terminus, troufignon du monde, tout le monde descend – c’est ce que chantonnait papa quand on allait voir le convoi du dimanche, j’étais fière d’être sur ses épaules et j’adorais ce mot, surtout comme il le disait, troufignon.
Quand les crissements cessent, j’ouvre la porte et je saute sur le quai. Là j’hésite à me mettre à courir, juste pour faire peur à Anatoli, juste pour que ça change des autres fois. On sait tous les deux que c’est peine perdue. Anatoli a appelé Isobel, et à la limite elle je pourrais la semer, mais Bermann sera là aussi, comme d’habitude. Avec ses jambes interminables il est taillé pour des courses-poursuites contre de vraies criminelles de métropoles, moi avec mon endurance pourrie j’ai zéro chance.
La dame descend en dernier, elle pose le bout de sa chaussure sur le marchepied comme si elle testait un lac gelé. Elle a une valise en cuir à la main et porte des lunettes de soleil, je l’ai pas vue les enfiler, avec ses boucles d’oreille ça fait vraiment look nickel de grande dame de la capitale. Enfin, je dis ça mais j’y suis jamais allée. Elle regarde autour d’elle comme si elle s’attendait à ce que quelqu’un soit là avec une pancarte à son nom. Ça me fait souvent bizarre les dimensions de cette gare avec si peu de gens dedans, peut-être qu’à elle aussi. Les piliers de brique rouge qui montent jusqu’à la verrière, les couloirs de mosaïques effritées vers les deux halls secondaires, l’immense horloge dans l’axe des rails, les vitraux de la grande porte. Elle fixe l’horloge, hausse les sourcils et son front se retrousse, elle soulève ses lunettes et s’adresse à Anatoli.
– Il n’est quand même pas déjà midi ?