Chapitre 2 : Clim Camp
Il est 3h du matin, le milieu d’une nuit d’octobre au Groenland. La baie de Melville, côté Canada, est peut-être striée de reflets bleu profond. À soixante kilomètres de la côte ouest, les lumières de Clim Camp clignotent. Dans cette base affrétée par le Service climatique européen, des jeunes hommes et femmes venus de tout le continent effectuent leur quota de jours obligatoire, sous la houlette d’un instructeur agréé. Cette année, ils sont cinq à avoir passé l’automne à Clim Camp, rejoints il y a dix jours par un autre groupe, ceux de Summit, eux aussi en fin de mission. Tout le monde est regroupé pour attendre l’avion qui doit les ramener à la maison.
Cela fait des semaines qu’aucun d’eux n’a pris de vraie douche. Deux ou trois fois par semaine, ils remplissent une bassine de neige qu’ils font fondre sur le réchaud au propane, et ici-même, dans l’intimité de la tente T2, entre les réserves de nourriture – caisses jaunes – et le matériel – caisses grises –, ils se lavent comme ils peuvent. Trempent leur gant de toilette dans la bassine, frottent, calment les tremblements du corps poisseux exposé à l’air piquant. Cette nuit d’octobre, à 3h du matin – c’est-à-dire 7h à Naples, Kotor ou Paris –, on vise un meilleur standing.
Ils ont déniché la cuve sous une bâche et sous plusieurs kilos de couvertures. Ce n’est pas exactement une baignoire, même si elle en a la forme et la profondeur. Elle a pu servir à stocker des échantillons de glace, abreuver des veaux de mer, mijoter une immense soupe de pommes de terre. Éole y verse sa quinzième casserole d’eau frémissante et commence à rire tout seul, ivre et nerveux – ils sont peut-être bien en train de faire une connerie. Tant pis, ils en ont trop envie, ils vont s’offrir un bain de minuit au Groenland.
Éole se retourne pour voir entrer Pascaline, qui tient précautionneusement un sac étanche au contenu fumant qu’elle déverse dans la cuve. Des éclaboussures se répandent sur le sol de plastique rouge. Une main sur la hanche, la jeune femme considère avec sérieux le clapotis de l’eau vaporeuse ; après un temps de réflexion, elle saisit sa Carlsberg, posée sur l’un des nombreux caissons qui encombrent l’espace voûté de la tente. Elle en boit une gorgée puis la tend à Éole, qui rigole toujours. Tu peux la finir. Il ne se fait pas prier et vide la canette d’une traite, avant de s’essuyer les lèvres et de commenter, en anglais.
– Dommage qu’il n’y ait plus de vodka, ce truc qui a le goût de pisse, j’en peux plus. Vivement demain soir, qu’on soit rentrés.
– Je la trouve pas si mal, cette bière.
– C’est parce que t’y connais rien, petite fille. Tu viendras me rendre visite en Grèce et je te montrerai la vraie vie.
Pascaline voudrait rétorquer mais Florence et Magnus arrivent à ce moment-là, le dos ployé sous la charge d’une marmite beaucoup trop pleine, qu’ils portent tout près du sol et dont ils renversent un bon tiers en trébuchant sur le seuil de la tente. Magnus éclate de rire. Florence, courbée, essoufflée, lui fait signe de se taire – tu vas réveiller les autres, abruti. La cuve est à moitié remplie, mais cela devrait suffire. Florence se penche et trempe un doigt dans l’eau, le retire aussitôt – mazette, ça brûle. Éole l’imite, répétant ses mots en forçant sur son accent (en réalité, il parle plutôt bien français). Florence fronce les sourcils et lui dit de la fermer, mec. Les quatre jeunes gens ivres considèrent leur œuvre. Le jacuzzi est fonctionnel. Ok, guys, on y va ou quoi ?
Florence attend de voir, je vais peut-être laisser refroidir un peu. Pascaline hausse les épaules et lui dit comme tu veux, puis sourit et murmure à l’intention de tous : Striptease time. D’un mouvement qu’elle voudrait langoureux et fluide mais que l’alcool rend maladroit, elle retire sa polaire – ses cheveux, électrisés par la matière, font de petites étincelles, elle se débat en riant. Les trois autres la regardent, amusés, mais il y a autre chose. Pascaline est belle. C’est même l’un des sujets de conversation préférés de la petite équipe depuis qu’ils se sont tous retrouvés ici. Il s’agit de mettre le doigt sur la nature de cette beauté – parce que dans le détail, elle n’a rien d’exceptionnel, Pascaline. Elle-même le dit et le répète, ok, elle est blonde, bon, elle a un petit nez retroussé mais pas trop, une rondeur lisse, une moue enfantine qu’elle entretient à fond, calmez-vous, je suis pas non plus Miss Univers. Quelqu’un a finalement déclaré qu’elle avait un charme très XXe siècle, ce qui a mis tout le monde d’accord, même si on n’est pas certain de comprendre ce que cela signifie.
Pascaline en est au t-shirt et Éole s’y met aussi. Il se déshabille vite, la rapidité de ses gestes trahit sa gêne, parce que sous son débardeur, le torse est osseux, le ventre dur, les veines apparentes – une morphologie de famille mais tout de même, combien de fois s’est-on foutu de sa gueule, l’asperge, la brindille, la crevette grecque. Il laisse ses habits en tas sur le sol humide et enjambe le bord de la cuve à la suite de Pascaline. Debout dans l’eau, en sous-vêtements, ils remuent le bout des doigts en chuchotant fuck fuck fuck, petite danse d’ébouillantés hilares. Pendant ce temps, Magnus ôte ses habits un à un, les plie soigneusement et les dépose sur un caisson. Entièrement nu, il entre à son tour, les deux autres s’écartent, il s’assied lentement entre eux, l’eau monte de plusieurs centimètres. Pascaline sourit et commente – on m’avait bien dit que la Norvège recelait des splendeurs cachées. Magnus la regarde sans avoir l’air de comprendre.
La cuve déborde, les vêtements trempent dans les flaques, tout le monde s’en fout sauf Florence, toujours à l’extérieur de la cuve, qui attrape l’une des casseroles pour écoper – cela ne lui ressemble pas. Elle ouvre la porte et jette l’eau hors de la tente, le vent s’engouffre, les autres lui crient de refermer, ça caille, on est quand même au fucking Groenland. Après trois, quatre aller-retour, Florence laisse tomber – elle a la tête qui tourne et la tente est déjà inondée, ses efforts sont inutiles. Elle se déshabille à son tour, de dos. Ils sont maintenant tous les quatre dans la cuve, genoux serrés contre le buste, il n’y a presque plus de place pour l’eau. Magnus dit qu’il faudrait filmer ça. Florence fait remarquer qu’il ne vaudrait peut-être mieux pas, qu’elle n’est pas sûre d’avoir envie que circulent des images d’elle à poil avec trois ados attardés. À poil ? Chiche, lance Pascaline. Florence plisse les yeux, la jauge, sérieuse ou pas sérieuse ? Elle décide qu’elle n’a rien à perdre, glisse une main dans son dos et dégrafe de deux doigts son soutien-gorge. Imperturbable, Pascaline l’imite.
Ils sont à ce stade de la soirée où les choses pourraient devenir sérieuses. Éole est brièvement ressorti de l’eau pour éteindre les lumières et enlever son caleçon – de la triche, a dit Pascaline, on ne voit plus rien –, il ne reste qu’une seule lanterne à LED, posée sur un caisson, pour l’ambiance. Magnus ne dit plus rien depuis un moment, concentré sur les épaules de Pascaline qui s’est glissée entre ses jambes pour lui demander un massage. Celle-ci ferme les yeux, respire plus lentement, fait la moue de temps en temps, aïe, oui, là, c’est bon, sous l’omoplate, oui. Florence voit bien qu’Éole lorgne vers elle, ça l’agace, il va falloir qu’elle lui explique que les garçons, c’est pas son truc. Les mains de Magnus sont sous l’eau, Pascaline est totalement absorbée, Éole ne sait plus où regarder. Florence rejette la tête en arrière.
Les rires se ramollissent, on parle de moins en moins. La tiédeur où ils baignent, la lumière tamisée de la pièce, le vent qui fait frémir les parois de la tente, l’alcool qui se diffuse, le sommeil qui insiste. L’engourdissement les gagne. Florence a redressé la tête, elle détaille le visage de Pascaline, ses traits somnolents, un peu moites, très doux dans la pénombre. Magnus ne bouge plus.
Demain c’est fini – c’est ce qu’ils se répètent, chacun pour soi, sans savoir quoi penser de cette grande vérité. Le retour, après six mois d’expédition pour certains, quelques semaines pour d’autres, et ces tout derniers jours ensemble ici, à Clim Camp. Demain le vol jusqu’à Kangerlussuaq – improbable bled de cinq cents âmes, terne et sableux, maisons de tôle plantées au bout d’un fjord interminable et flanqué d’un minuscule aéroport international –, puis l’Airbus A330 d’Air Greenland en direction de l’Europe. Demain, c’est la fin de l’Arctique. Dans la cuve, plus personne ne parle. Éole est sorti. L’eau n’est déjà plus si chaude et les filles remettent leur soutien-gorge.