Domaine français
Parution Sep 2012
ISBN 978-2-88182-875-1
160 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Domaine français
Disponible

Marie Gaulis

Le Rêve des Naturels

Domaine français
Parution Sep 2012
ISBN 978-2-88182-875-1
160 pages
Format: 140 x 210 mm

Résumé

Après la belle enquête sur la mort de son père au Liban, sur le fil entre fiction et reportage (Lauriers amers, Zoé 2010), Marie Gaulis nous livre un nouveau texte au statut troublant. Rêverie, méditation, réflexion ou fiction, il s’agit en tout cas de l’exposé d’une tristesse anthropologique, du constat d’un paradis perdu, du rêve d’un état encore sauvage. Rousseau n’est pas loin, mais la narratrice est bien une femme du XXIe siècle, lucide, curieuse et joueuse, vivant dans le monde hybride d’aujourd’hui. A travers marches, rencontres et lectures, elle évoque les Aborigènes d’Australie, ces Naturels dont le mode de vie millénaire a basculé au moment de leur rencontre avec les Européens.
Attentive à tout, au paysage qui l’entoure, à la brutalité de la nature comme à l’agitation de la ville, aux pulsations de son corps comme aux échappées de son imagination, la narratrice développe un état de réceptivité qui se creuse et s’affine, permettant à la fois d’exprimer ses propres rêves d’une sauvagerie perdue et d’accepter l’imperfection du monde dans lequel elle vit.

Autrice

Marie Gaulis

Spécialiste de la Grèce moderne, traductrice de Karaghiozis, Marie Gaulis (1965-2019) est l’auteure de plusieurs romans. Son écriture est ample et précise, souvent empreinte de mélancolie mais aussi d’audace.

Dans les médias

« Sensuel et subtil, nostalgique sans pathos, ce récit s'empare à sa manière de l'histoire tourmentée de l'Australie, depuis l'arrivée en 1788 de la première flotte de marins et de prisonniers annonçant la colonisation de la baie qui allait devenir Sydney »

Marie Gaulis signe ici un livre décidément inclassable où le rêve est roi, une méditation poétique et érudite dans laquelle on s'immerge avec douceur et fascination.

Extrait

 

I

Rêve de Sauvagerie

1.

A vrai dire, je ne pensais pas à Jean-Jacques Rous­seau. Je n’avais pas d’autre but que de prendre le petit train du val de Travers et de descendre à Môtiers pour y visiter le Musée d’art aborigène. Cette trans­position, ce déplacement m’intriguait : que vien­nent faire les Aborigènes d’Australie dans une bour­gade comme Môtiers ? On s’est demandé aussi ce que Rousseau venait faire ici : les regards suspicieux des habitants, les femmes, toujours plus curieuses et avenantes, trouvant sans doute du charme à cet homme pensif, au sourire mélancolique, le mollet bien dessiné sous les bas de fil, la taille prise dans la redingote de drap perle. A moins qu’il ne se soit promené, dans les mois encore froids du printemps, vêtu de son caftan et de son bonnet à fourrure armé­niens, ce qui devait ajouter une note d’excentricité à sa présence.

Je suis touchée de voir flotter, sur la rue princi­pale, le drapeau australien – même si le drapeau abo­rigène, noir, rouge et jaune, eût été plus approprié, car ce n’est certainement pas l’Australie blanche et officielle que ces artistes représentent ou alors, mal­gré eux. Mais en attendant l’ouverture dudit musée, après avoir bu un café à l’auberge, que faire ? Aller voir du côté de Rousseau, dont la maison qu’il habita quelques années – des années fécondes, solitaires, douloureuses, avec des moments de joie simple – se trouve un peu plus haut dans la même rue, modeste maison de village avec sa galerie couverte. Elle est fermée, bien sûr, et la dame qui me répond d’abord au téléphone puis que je croise un peu plus tard ne daigne pas m’ouvrir la porte. Fermé, c’est fermé, à moins d’être en groupe, d’avoir réservé, d’être « une spécialiste de Rousseau ». Je ne suis rien de tout ça, juste une promeneuse sans spécialité ni recomman­dation, ni même un « aficionado » : il me semble que la dame utilise ce mot. Faut-il prouver une passion immodérée pour Rousseau, une sorte d’obsession, un désir plus fort que les désagréments administra­tifs et le léger mais perceptible ennui de la gardienne des lieux à me voir insister, essayer encore, alors que je suis, au fond, indifférente ?

Car je sais, moi, que Rousseau, ce qui pourrait res­ter de sa présence, une ombre, un résidu nébuleux comme dans les galaxies et les rêves, ne se trouve pas dans cette bâtisse, pas plus que, dans sa maison natale de Wellington, Katherine Mansfield. Je l’avais visitée pourtant avec une émotion très forte, dans la si lointaine Nouvelle-Zélande d’où Mansfield par­tit très jeune et où elle n’est jamais revenue. Une maison sombre, victorienne, des napperons en den­telle sur des tables d’acajou, et pour seul souvenir de l’écrivain, le portrait d’une jeune femme, visage ovale, cheveux noirs à la garçonne, regard brillant déjà touché par l’ombre de la tuberculose. Elle est morte dans le Sud de la France, comme son contem­porain et ami D.H. Lawrence, dont le regard intense m’accompagne, et ses livres, à chacun de mes séjours australiens. Il a passé quelques mois sur la côte, au sud de Sydney, dans les années 1920, à écrire un roman où il décrit, avec l’intuition visionnaire qui est la sienne, l’appel très ancien d’un paysage qui résiste à la banalité envahissante de la colonisation, mines, villes construites à la va-vite, routes, chemins de fer.

A Môtiers, plus qu’aux Charmettes où la douceur de sa vie domestique semble le maintenir dans le jardin de curé, son enclos protecteur où coule sans drame un ciel hachuré de montagnes, Rousseau est un homme d’extérieur, un marcheur, un observa­teur des subtiles nuances des bois, des champs, des bords de routes, fleurs et fruits et traces d’animaux (pourquoi ne se serait-il pas intéressé aussi aux champignons, qui poussent en abondance sur les pentes humides des forêts, sous nos pieds ?), pres­que un vagabond aux yeux de la société bourgeoise, méfiante comme de juste envers un étranger, suspicieuse devant ses activités, ses longues absences dans les bois, sa manifeste indifférence aux conventions familiales et sociales. On jettera même des pierres contre sa maison, et les bons pasteurs de Neuchâtel se déchaîneront contre lui, contre ses idées ouvertes, paradoxales qui sont des questions plus que des affir­mations ; car la société telle qu’elle est, il le sent, est en train de sombrer. Et pour moi, Rousseau est plus proche des Aborigènes australiens, ses discrets et puissants voisins, anciens princes nomades du désert, que de ses contemporains à jabots de dentelle.

C’est bien moi qui fais ce rapprochement, ana­chronique, spatialement imaginaire et pourtant confirmé par la proximité des oeuvres suspendues dans leur complexe et secrète exubérance, avec les Aborigènes que les explorateurs européens rêvaient en « bons sauvages » dans ce XVIIIème siècle finis­sant, et encore au début du XIXème siècle. Tous, du capitaine au plus simple marin, marqués par le mélange d’idéologies de leur époque, les derniers feux d’un ancien régime exténué et d’un christia­nisme essoufflé, transmués en un moralisme senti­mental que la Révolution française reprendra, avant de noyer tout ça, vigoureusement, dans le sang, et de passer à l’exploitation méthodique du monde. Tous marqués par la nostalgie d’un âge d’or et le désir d’un territoire encore vierge où les Naturels présen­teraient un modèle parfait de vie sauvage, redonnant ainsi à la vieille civilisation européenne un nouveau souffle. J’imagine qu’ils ont lu La Nouvelle Héloïse et qu’ils l’emportent dans leur bagage, en même temps que les voyages de Cook et de Bougainville: voici que Rousseau, sans le savoir, a participé à la découverte du dernier continent encore méconnu et à celle de ses habitants, dont les descendants sont arrivés jusqu’ici, dans cette bourgade aux maisons cossues, aux larges artères bordées de tilleuls où passeraient de front troupeaux et chars de foin. Les Aborigènes, arpen­teurs de territoires à la fois réels et rêvés qu’ils repro­duisent et interprètent dans leurs oeuvres, peintures, chants et danses, connaisseurs intimes du monde qui les entoure, plantes, animaux, rochers, trous d’eau, sont aujourd’hui mêlés au monde moderne, malgré eux, comme Rousseau, qui déjà n’aimait guère son époque et qui serait chagriné par la nôtre.

Et moi, je vais marcher sans le savoir sur les traces de l’écrivain, découvrant par hasard un de ses lieux intimes, mes pieds dans des sandales impropres à la marche que je finirai par enlever, pieds nus sur le sentier glissant, tout à fait seule dans le clair et frais matin de ce dernier jour de septembre, écoutant, regardant, l’esprit vacant et léger. Rien ne m’encom­bre, je ne sais pas où mène le sentier que j’ai pris au hasard de ma course, choisissant une montée pas trop raide pour mes pieds mal chaussés et suivant, intui­tivement, une autre piste, celle des champignons – il y en a de plus en plus, des troupes de lactaires rosés et d’autres inconnus de moi que je me penche pour observer – me fiant uniquement à un panneau qui indiquait une cascade. Les oiseaux chantent comme au printemps, avec un dernier élan avant les nuits froides d’octobre, juste pour moi. Lorsque le sentier commence à redescendre, fugitivement m’apparaît l’image de Rousseau : je le vois marchant devant moi, en culotte de peau, le mollet rond dans les bas de coton, le dos souple sous la redingote, chaussé de bons souliers, un bâton à la main, sans perruque, coiffé d’un chapeau à larges bords pour se proté­ger du soleil et de la pluie. Je le retrouve quelques minutes plus tard, assis sur un tronc d’arbre dans la grotte aux chauve-souris, devant la cascade, une cascade plus fournie au printemps qu’en cette fin d’été où elle coule sans excès, paresseusement : com­ment aurais-je pu savoir que je me dirigeais vers un de ces lieux secrets comme nous en cherchons tous, où méditer et écouter le silence de ses propres artè­res, le bruissement des bois ? De son temps, aucun autre bruit sinon, comme aujourd’hui, le clocher du village sonnant midi et quelques éparses cloches de vaches. Et aussi, beaucoup moins de forêts : Rous­seau lui-même faisait déjà part de son souci d’une déforestation excessive, et sans doute aurait-il été surpris et enchanté de voir que la forêt, en ce début de nouveau millénaire, gagne du terrain, aussi bien en France qu’en Suisse.

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