J’ai enfin lu Le vieil homme et la mer. Je l’ai lu presque d’une seule traite, sans m’arrêter. J’y ai passé toute la nuit et aujourd’hui j’ai les yeux qui boudinent comme ceux de monsieur Giordino. C’est drôle, ça me serait jamais venu à l’esprit de passer une nuit à lire un livre. En fait ça m’a rappelé les histoires que monsieur Victor nous lisait quand on était petit. J’aimais comme il les racontait, il y mettait le ton. Et c’est vrai qu’en lisant c’est sa voix que j’entendais. Ça m’a fait du bien parce que dans la vie de tous les jours, monsieur Victor, je n’arrive plus vraiment à l’entendre, sa voix.
Maintenant c’est toutes les semaines la semaine de l’espadon, ça marche du tonnerre. Quand je vois arriver celui du jour, je peux pas m’empêcher de me demander si c’est celui qu’a vaincu le vieil homme sur son petit bateau. Et aussi, comment il a fait pour manger de la dorade crue, beurk, quand je les étripe moi ça me dirait rien qui vaille.
Je pense tout le temps au vieil homme et à Manolin, et qu’il doit être triste, le pauvre, d’avoir perdu son Santiago. Joe DiMaggio devrait venir à l’enterrement si c’est un homme, je veux dire, il a beau être champion de base-ball mais quand même. Bref j’ai l’esprit ailleurs en découpant les tranches de thon rouge en voie de disparition ou même en servant les clients et en leur demandant avec un sourire que parfois je dois un peu forcer : « autre chose ? », avant de leur souhaiter une bonne journée et de les remercier d’avoir fait gagner de l’argent au rayon en achetant du poisson frais mais pas trop parce que quand même il y a le transport.
Toute la journée j’ai des images qui me viennent, une surtout, mon premier souvenir je crois. Ça se passe à l’orphelinat avec monsieur Victor et madame Clothilde. Madame Clothilde, qui s’occupait de la cantine, elle était autoritaire mais dans le fond je l’aimais bien. Avant de partir de l’orphelinat j’ai travaillé pour elle, pour l’aider à faire les repas et je crois que ça m’a un peu aidé dans mon CV pour avoir le travail ici au Grand Magasin. Ils ont vu que j’aimais travailler avec les produits frais et que je savais pas trop mal m’y prendre.
J’allais souvent à la pêche avec monsieur Victor. Alors les poissons je connaissais, mais surtout les poissons d’eau douce, c’est vrai que des dorades, des rougets ou des turbos on a pas trop l’occasion d’en voir dans les étangs au bout de la ville. Et c’était à chaque fois de très belles journées. Manger le soir la nourriture qu’on a passé la journée à chercher nous-mêmes, c’est pas la même chose que d’acheter ça au Grand Magasin. En plus le poisson je suis sûr qu’il est meilleur, je peux pas le confirmer parce que les truites qu’on reçoit du lac de la ville d’à côté par exemple je les ai jamais goûtées.
Une fois j’ai hésité à en acheter, les truites c’est pas si cher, mais je sais pas, les cuire à la poêle tout seul chez moi me dit rien qui vaille, je préfère me souvenir de l’été au bord des étangs et l’odeur du poisson grillé sur le barbecue, ma peau toute couverte d’eau séchée, un peu terreuse. J’aimais bien gratter mes bras, mes jambes, cette pellicule qui se forme après la baignade, j’aimais aussi toujours mieux décortiquer le poisson que de le manger.
Mais comme d’habitude je fais des détours et je finis pas ce que je voulais dire. Je racontais mon premier souvenir d’enfance, à la cantine. J’avais volé une barre de chocolat – je devais avoir quatre ou cinq ans – et monsieur Victor m’avait pris sur le fait et il m’avait tiré par la peau des fesses comme on dit, avec madame Clothilde, et je me souviens de leurs regards durs et accusateurs posés sur moi. L’envie d’être ailleurs, de s’enfoncer sous terre de honte. Alors bon j’avais été puni, pas de dessert pendant deux semaines c’était pas si grave en y repensant, mais sur le coup deux semaines j’avais l’impression que c’était pour la vie, et puis du dessert, quand même. La barre de chocolat n’en valait pas la peine, en tout cas ça m’a appris que le vol, c’est mal. D’ailleurs monsieur Victor a dit exactement ces mots-là je crois, sur un ton très calme et même pas en criant et c’était presque pire justement.
Pendant que je rêvasse en coupant l’espadon, je me rends compte que j’ai mis du sang partout par terre et que j’ai complètement raté la dernière tranche que je peux donc jeter. Je culpabilise pour Santiago. Et évidemment le grand patron en cravate passe par là et me dit bonjour. En relevant le col de sa chemise il ajoute que quand même, je pourrais faire un peu attention. Il me dit de nettoyer tout ça. Je regarde l’œil de l’espadon qui a l’air de se moquer de moi, et je lui marmonne de me ficher la paix, lui, d’abord.
C’est ma deuxième fin de journée en solitaire cette semaine, monsieur Giordino est en vacances. Ce soir il n’y a pas de clients, et il n’y a rien de pire que d’être là et de compter les secondes quand il n’y a pas de clients. Je me sens observé de tous les côtés comme accusé de ne rien faire mais en même temps je vais pas faire semblant, hein, à part renettoyer encore une fois tous les recoins de la poissonnerie qui seront de nouveau sales le lendemain et que j’en peux plus de renettoyer… J’aimerais m’asseoir, mais à la poissonnerie, il y a pas de chaises. J’en espère presque qu’un client va arriver pour me demander douze dorades à préparer, histoire que je m’amuse un peu. Ça paraîtra peut-être un peu bizarre à dire mais dans le fond c’est pas le pire de vider les poissons, en fait c’est même assez rigolo. Je veux dire, bien sûr c’est violent de vider un animal mort de ses tripes. Mais j’y vois comme quelque chose de noble, je sais pas, ça me rend un peu fier je crois, peut-être parce que c’est pas donné à tout le monde.
J’attends avec impatience la fin de journée surtout qu’on est mercredi. C’est devenu une habitude, aller voir Emile, chaque semaine le mercredi. Chaque semaine je me réjouis de ce moment, j’ai l’impression que je fais un peu quelque chose d’interdit.
Aujourd’hui je suis particulièrement impatient parce que j’ai envie de lui dire, à Emile, que j’ai lu son livre. Comme je suis tout seul, Natacha au rayon d’à côté se propose de m’aider pour le rangement. Mais je comprends vite que c’est encore plus long avec elle, même si j’ose pas lui dire. C’est que je dois tout lui expliquer où va quoi et comment et dans quel ordre dans les boîtes de sagex qui vont aller au frigo, alors du coup on est pas beaucoup plus efficace mais tant pis on s’amuse bien. Elle a mis les gants en latex et elle a envie de prendre les gros saumons entiers alors je la laisse faire. On rigole quand elle essaie de lui ouvrir la bouche et puis dedans on trouve une petite sardine, sûrement celle de l’hameçon qui l’a attrapé, comme quoi même chez les poissons la gourmandise est un vilain défaut.
Et c’est vrai ça m’arrive souvent de trouver des petits poissons dans les gros poissons en les vidant. Dans un calamar que j’ai vidé aujourd’hui il y avait un mini chinchard. L’os du calamar on dirait du plastique. D’ailleurs quand Natacha a pris les calamars du bout des doigts elle a fait une drôle de tête. Avec le poulpe elle a carrément fait semblant de me l’envoyer à la figure, j’ai poussé un cri aigu, et j’ai un peu rougi. Natacha reste belle même avec des gants en plastique, les cheveux attachés, un tablier sale et un poulpe dans chaque main. Elle est peut-être même encore plus belle, là, juste à cet instant où elle me regarde avec son sourire jusqu’aux oreilles. C’est vrai que son sourire, je l’épie à chaque fois depuis mon rayon, je la vois sourire aux clients, mais là c’est différent, là j’ai l’impression qu’elle est contente pour de vrai. On a un peu traîné et les lumières principales s’éteignent déjà à notre étage. Il est vraiment temps de finir surtout qu’il faut encore ramener tout ça au frigo et puis noter la température, et puis replacer les bacs à glace comme il faut et puis vider l’eau dans les conduits au sol.
Je me dépêche, je remercie Natacha pour son aide, elle va timbrer et elle part du magasin après avoir pris un petit gâteau au self service de la boulangerie qu’elle grignote sur le chemin de l’ascenseur. Je suis le dernier à faire valider son badge. A côté de la timbreuse il y a Emile qui m’attend.
– Je me demandais si tu allais venir, il me dit.
Alors je lui explique que c’était plus long que prévu aujourd’hui parce que le chef est en vacances. Il me dit que c’est pas grave, on marche jusqu’aux coulisses du Grand Magasin pour se rendre au zéro, mais en passant se changer cette fois, parce que bon. En marchant il me demande qui est cette fille qui m’aidait. On dirait qu’il a tout compris que j’ai un peu un faible pour elle.
– J’ai jamais été doué avec les filles, il me dit.
Alors là s’il savait, c’est le moins qu’on puisse dire en ce qui me concerne. Pas doué avec les filles c’est carrément un euphémisme. Quand je dis ça il me regarde d’un drôle d’air, et oui je sais ce que c’est un euphémisme d’abord, il devrait pas me prendre pour un idiot. C’est monsieur Victor qui m’a appris ce que c’est, il me disait toujours qu’on dit aux nouveaux arrivés que leurs parents sont partis, et que ça c’est un euphémisme. Alors bon pour en revenir à Natacha je pourrais l’inviter à boire un café mais comme on dit c’est plus facile à dire qu’à faire. C’est que je suis pas le genre de type avec qui elle sort même si on est amis et qu’elle me raconte plein de choses. Peut-être qu’elle m’évitera si je lui dis ce que je ressens. Elle me dit toujours que je suis un type gentil, mais elle voit pas toutes mes arrière-pensées, elle voit pas mes pensées pas propres. Je la vois, déçue, me dire, « Charlie, t’es comme les autres. » Natacha, elle me dit que les filles, elles aiment les types gentils. Mais moi je pense qu’elles ne tombent amoureuses que des salauds.
– Pourquoi tu dis ça ?
Parce que c’est comme ça, y a qu’à voir puisque des copains elles les changent comme ses robes, ou presque, même si je l’ai jamais vue avec des robes, enfin c’est une façon de parler. C’est comme ça, la gentillesse ça a jamais plu à personne.
– C’est quoi, pour toi, la gentillesse ?
Comme si je savais répondre à une question pareille ! Bon, je lui dis qu’être gentil c’est peut-être simplement être trop naïf ou trop bête. Il me regarde un moment sans rien dire et puis :
– Dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l’être assez.
Je suis sûr que c’est pas de lui.
– Non, c’est Marivaux.
En attendant, il a beau emprunter les jolis mots des autres, on sait toujours pas ce que c’est, être gentil. Et moi parfois j’aimerais l’être un peu moins, pour pouvoir la séduire, Natacha. Parce que c’est pas les paroles empruntés à je-ne-sais-quel barbu philosophe ou écrivain qui m’amènera où que ce soit.
– Et pourquoi pas ? Tu pourrais lui écrire de la poésie. Ou lui en lire.
Il vit vraiment dans un drôle de monde, y a pas de doute, mais il me fait rire, Emile. Il me tend un livre, sur la couverture c’est écrit Ghérasim Luca. Il m’en avait lu un extrait.
– A la fin il y a un poème qui s’appelle « prendre corps ». C’est mon poème préféré. Et ça parle d’amour.
Le livre s’appelle Héros-limite. C’est drôle, comme si lui, le Batman du Grand Magasin, me donnait le livre qui marque la limite de ses super-pouvoirs : donner des conseils au petit apprenti poissonnier que je suis. Je refuse poliment. Le vieil homme et la mer restera mon livre préféré. Je suis pas prêt à en ouvrir un autre pour le moment.