11. De l’importance d’avoir sous la main un bon médecin traitant.
Le visage abrité derrière une écharpe enroulée à triple tour, un mouchoir écrasé dans chaque main, je fais face à mon rhume et à mon médecin généraliste, la doctoresse Pilar Sandeman, avec un dépit que je sens grossir à chaque seconde. C’est pourtant bel et bien moi qui ai choisi cette professionnelle en procédant à une élimination drastique au fil des ans. Tous les médecins consultés et qui s’étaient penchés sur mes maux en attrapant leur stylo pour me recommander des analyses complémentaires, des pilules complémentaires et des compléments alimentaires, je les avais écartés un à un, sans pitié. Mon souhait avait été de mettre la main sur un médecin paresseux du crayon et qui me dise que j’allais bien. Quand je n’allais pas bien, j’en voulais un qui prétende que ce n’était pas grave et que je m’en remettrai. J’avais tranché en faveur de Pilar Sandeman lorsqu’elle avait constaté, à la fin de la première consultation, que chacun finissait par aller mieux, au bout du compte, ou alors mourait, avec ou sans pilule, à la même vitesse, à peu de choses près. Alors voilà, m’avait-elle dit, je vous laisse faire le calcul, si vous voulez dépenser votre argent pour rien, vous angoisser pour rien, plutôt que de penser à respirer, si vous préférez avaler de la chimie plutôt que de vous prendre en main, libre à vous, mais moi je ne le recommande pas, et d’ailleurs, je refuse de vous prescrire quoi que ce soit. Au cours de ces quatre ou cinq dernières années, la doctoresse Sandeman m’a toujours dit ce que je souhaitais entendre, sauf aujourd’hui, mardi 25 juin. Aujourd’hui, j’attends de mon médecin généraliste qu’elle prenne mes maux au sérieux et décide d’une stratégie d’attaque digne de ce nom, avec radiographies, scanner si nécessaire, drogues pour la nuit, coach pour la journée, spray, sirops, antibiotiques, bilan cardiaque, oxygène, transfusion sanguine, hypnose et cure de sommeil. La doctoresse Sandeman n’a pas l’air d’entendre ce que je lui raconte. Pourtant, je viens de lui dire écoutez docteur, ce qui m’arrive est assez simple à décrire, j’ai été emportée par un cyclone et je passe mon temps à me débattre, bras et jambes en l’air, d’une façon ridicule et désordonnée, avec pour résultat un épuisement total et pas une once de changement. J’ajoute que je me sens coincée dans les premières ondes du cyclone, à quelques encablures à peine de l’œil où, paraît-il, tout est calme. Je précise que je n’ai pas encore tout à fait abandonné l’idée de pouvoir revenir me planquer à l’abri de cet œil et me sauver, par la même occasion, si elle peut faire l’effort de se représenter la scène ? Oui, la doctoresse confirme qu’elle visualise très bien le cyclone irascible, l’œil tranquille et mon agitation inutile. Cette femme d’une cinquantaine d’années, peut-être soixante, calme, minutieuse, comprend que ma vie est partie en vrille, comme la vie d’à peu près n’importe qui, à un moment ou à un autre, ça part toujours en vrille, Pilar Sandeman l’affirme. Mais qu’est-ce qu’elle en sait ? Serait-ce que son existence de médecin abritée dans ce cabinet confortable du centre-ville s’est déjà retrouvée sens dessus dessous, elle aussi ? Allons donc ! J’observe les longs cils épais de Pilar S, son visage mat, à la peau qu’on sent douce sans même la toucher, et je me dis qu’elle raconte n’importe quoi, qu’elle s’invente des histoires pour ne pas être en reste vis-à-vis de ses patients, pour ne pas avoir l’air de faire bande à part. Comment pourrait-elle s’imaginer, cette âme sereine qui doit avoir un gentil mari quelque part, un homme qui pense à lui offrir des fleurs même quand ce n’est pas son anniversaire, ce qu’il advient d’une existence sortie tout à coup de son axe, sans raison ni logique ? Il s’agit toutefois de ne pas trop contrarier mon docteur en ce mardi du mois de juin, puisque j’attends qu’elle ordonne une série d’examens approfondis, avant qu’il ne soit trop tard pour moi. Je lui rappelle sobrement que nous vivons dans une drôle d’époque, étant entendu que cet adjectif ne doit pas être pris dans un sens unilatéral. La doctoresse me comprend, n’est-ce pas ?, oui, acquiesce-t-elle, bref, nous vivons à une époque où la moindre erreur, le plus petit décalage, peut être fatal, et ceci dans tous les domaines, pas seulement dans la médecine, alors qu’il n’y a pas si longtemps, on pouvait se rattraper aux branches, si on s’était trompé, si on avait attendu, trop hésité, il y avait toujours moyen de faire autrement, tandis que maintenant, le couperet tombe, inflexible, clac !, trop tard !, tant pis pour vous, tout est de votre faute, il fallait vous renseigner, ma foi, choisir le meilleur, ne pas croire le premier venu. Plus personne ne peut se permettre de gamberger de nos jours, ni même d’ignorer les technologies les plus miraculeuses, et surtout pas d’en douter, sous peine de se faire refouler vers le cimetière, et je ne parle pas seulement du cimetière pour les cas de mort clinique, mais des innombrables culs-de-sac qui attendent ceux qui ont bêtement laissé passer une occasion. La situation actuelle ayant été dûment rappelée à la doctoresse, je lui confie que je respire mal d’une façon générale, et qu’il m’arrive, la nuit, de me réveiller en suffoquant, des suffocations terribles qui prouvent, si d’aventure Madame Sandeman avait encore des doutes – moi-même je n’en ai plus aucun – que quelque chose de grave est à l’œuvre, un syndrome qu’il s’agit de combattre sans tarder, vous ne pensez pas ? Non, le docteur Sandeman ne le pense pas. Le docteur affirme que j’ai un rhume, des sinus bouchés et qu’on ne dort jamais bien quand l’air ne circule pas. Voilà tout ce que pense cet être diplômé par la médecine. Et puis quoi encore ? S’imagine-t-elle que nous autres, nous nous dérangeons pour nous entendre dire ce que nous savons déjà parfaitement ? Qu’après nous être donné tant de mal pour arriver jusqu’à elle, nous allons nous contenter de la description du problème apparent, sans exiger d’en avoir le cœur net à propos de tout ce qui se cache derrière ? Se figure-t-elle, cette femme de science, que je vais payer sa facture sur laquelle apparaîtra, masqué par une codification quelconque, le ridicule diagnostic d’un refroidissement estival ? Et puis a-t-elle seulement conscience, Pilar S., médecin surnuméraire, qu’il me suffit de descendre dans la rue et d’aller sonner deux numéros plus loin pour trouver un cabinet médical dans lequel on décidera aussitôt d’une suite d’examens qui me tiendront occupée durant ces deux prochaines semaines au moins ? Je regarde les mains dépourvues de stylo du médecin que j’ai choisi après un impitoyable processus de sélection, j’écoute son accent chantant qui d’ordinaire me ravit et me va aujourd’hui sur les nerfs, je distingue bien, autour de ses iris, les étincelles d’amusement qui s’en échappent et qu’elle ne cherche pas à dissimuler, et je comprends soudain qu’il en va des médecins comme des voitures. Si on reste en ville, un petit modèle économique et léger fera l’affaire, mais si on entend grimper sur les monts, traverser des hivers, alors il ne faut pas lésiner sur l’équipement ni sur les accessoires. Hélas, Pilar Sandeman n’est pas un médecin tout terrain. Je sens que je commence à lui en vouloir, à elle, plutôt que de me faire des reproches, à moi. Je sens aussi qu’il me va falloir quitter cette consultation bredouille, le nez coulant mais un sourire de contentement aux lèvres, afin de ne pas éveiller les soupçons. Car plus jamais, dussé-je lutter contre un irrépressible besoin, je ne composerai le numéro du Dr Sandeman, ni n’insisterai pour être reçue très vite, ce que j’obtiens presque toujours. J’en suis là de mes regrets et de cette nouvelle vie médicale que je fomente, lorsque je réalise que ce que j’entends, ce sont des éclats de rire, et qu’en aucun cas ceux-ci ne proviennent d’une source extérieure, puisque les fenêtres sont fermées, et que nous ne sommes que deux êtres vivants dans la pièce. Il n’y a que le docteur et moi à la consultation, plus quelques meubles et objets à usage professionnel, tous muets, ainsi que trois impressionnantes maquettes d’avion, construites dans un matériau qui ressemble à du titane, suspendues à bonne hauteur, sachant que la doctoresse conçoit ses modèles elle-même, et pilote de vrais avions, ainsi qu’elle me l’avait confié, un jour où elle m’avait parlé de la nécessité que nous avons tous de respirer, et surtout de penser à respirer, ce que nous oublions de faire la plupart du temps. Peu convaincue, j’avais rétorqué que la question de la respiration me semblait avoir été réglée une fois pour toutes au moment de la création, et que c’était une bonne chose que le créateur ait au moins intégré un fonctionnement automatique d’alvéoles et de bronchioles, parce que pour le reste, il avait laissé tant de mécanismes en suspens qu’on pouvait légitimement se demander s’il n’avait pas passé l’essentiel de ces six jours de fabrication à roupiller sur sa feuille de dessin. Cette fois-là, outre l’aéronautique, nous avions parlé théorie de l’évolution avec le médecin généraliste Sandeman, et je ne me souviens pas que nous nous fussions attardées sur les symptômes qui m’avaient pourtant conduite à prendre un rendez-vous urgent chez elle. Et voilà qu’aujourd’hui, elle riait aux éclats, et que je l’entendais rire, alors que rien ne s’y prêtait, ni mon état ni ce que j’avais pu lui en dire. Pilar Sandeman fait malheureusement partie de ces gens qui disposent d’une théorie inoxydable, utilisable en tout temps. Elle ne se prive pas de la répéter, et en ce moment même, elle me redit qu’il faut savoir s’inquiéter et s’occuper des choses qui dépendent directement de nous, et laisser toutes les autres voguer selon leurs cours. Mon histoire de cyclone l’intéresse et l’amuse beaucoup. Le fait que je me voie me débattre et puisse me décrire en train de gesticuler l’enchante encore plus. Comme si on pouvait quoi que ce soit contre un cyclone !, s’exclame-t-elle, à part quitter à temps la zone menacée, ou, au pire, se calfeutrer et attendre que ça passe. Pilar me raconte que c’est bien ça le problème, que nous sommes pile au cœur du sujet, à savoir que son cabinet ne désemplit pas de héros et d’héroïnes dans mon genre, qui prétendent affronter les tornades, et arrêter des guerres, fussent-elles domestiques, et hisser des drapeaux sur des montagnes conquises ou les planter dans des fonds arctiques, avancer, devancer, dépasser, bref, toute une gymnastique sans queue ni tête qui pourrait alimenter d’énormes éoliennes mais qui, gaspillée contre des phénomènes naturels, ne produit rien de bon, si ce n’est des courants d’air, des larmes supplémentaires, soupire mon docteur en me regardant avec amitié. On ne résiste pas à une tempête, c’est impossible, on se met à l’abri et on réserve ses forces pour après, pour tout reconstruire, parce que c’est là que ça se passe, dit mon médecin généraliste, dans la reconstruction, pas dans la destruction. Voyez les soldats, lance-t-elle en attrapant mon pouls, moi qui suis maintenant étendue sur sa table de consultation, voyez les soldats quand ils reviennent des guerres, et dites-moi, s’il vous plaît, ce qu’on pourrait bien en faire ? Ils sont devenus des boulets pour tout le monde, pour leur pays, leur employeur, les gens qui les aimaient, ils ont été vidés de l’intérieur, comme un pain rond qui aurait été visité par une souris gloutonne durant la nuit, je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé ?, au petit matin, vous attrapez le couteau, puis le pain qui paraît si beau et qui est devenu si léger, et quand vous coupez la première tranche, vous arrivez sur le vide. Il ne reste plus rien de votre pain que sa croûte extérieure, comme pour le soldat qui revient de la guerre, me dit Pilar Sandeman. Comment sait-elle des choses pareilles, cette bavarde ? Où donc aurait-elle vu des hommes revenir de la guerre ? Elle en a vus beaucoup, me coupe-t-elle, et elle a aussi vu du pain vidé par les souris, d’abord en tant que jeune médecin dans son pays d’origine, puis dans un autre pays, très grand, très puissant, où elle a travaillé longtemps, avant de prendre la décision d’émigrer ici, dans cette contrée minuscule et pas intéressée du tout par les conquêtes territoriales, elle se félicite d’ailleurs tous les jours de cette émigration, et pour en revenir aux soldats qui eux-mêmes reviennent de la guerre, tout le monde a beau faire semblant de les honorer, me dit Pilar S., de les fêter par des discours, des médailles et des associations, en réalité, plus personne n’en veut, plus personne ne sait qu’en faire, parce qu’il ne reste d’eux que des coques avec du vide à l’intérieur. La vérité, poursuit mon médecin, c’est que construire, c’est encore autre chose que de détruire, pourtant tout le monde confond, c’est fou ce qu’il peut y avoir comme confusion entre la destruction et la construction. Votre ami s’est jeté par la fenêtre, eh bien soit, il s’est jeté, vous n’y pouvez rien, lance-t-elle encore en m’invitant à me lever de sa table de consultation. À ces mots, je me défais violemment de sa main tendue, comme si elle en avait profité pour m’infliger une décharge électrique, et je commence à bégayer comment savez-vous… mais… mais qui vous a dit que… Allons, allons !, reprend avec douceur la doctoresse, c’est vous-même qui m’avez informée que votre ami s’était jeté dans le vide, vous ne vous en souvenez pas ? Vous m’aviez téléphoné, c’était un soir, assez tard. Vous aviez insisté pour me parler. Vous aviez aussi insisté pour que j’appelle le professeur, ah !, ça y est, j’ai oublié son nom, vous m’aviez suppliée de l’appeler. Vous étiez persuadée qu’il accepterait de me donner des informations concernant l’état réel de votre ami, c’est ce que vous pensiez, qu’il me dirait la vérité, à moi, parce que vous étiez sûre et certaine qu’il vous avait prise pour une folle. Vous m’aviez dit que ce professeur Zepplin… Zalep, peut-être… zut, j’ai vraiment oublié son nom, peu importe, avait eu des raisons de penser que vous n’aviez pas toute votre tête. Vous aviez menti sur votre nom. Vous paraissiez très gênée, vous ne vous en rappelez pas ? La doctoresse me reprend la main, me saisit le bras et le tire légèrement, afin que je me relève pour de bon. J’avais été honnête avec vous, continue-t-elle, je vous avais dit que je ne téléphonerai pas à ce spécialiste. Je vous l’avais dit, pas vrai ? Je vous avais aussi dit que vous ne pouviez rien pour votre ami, mais qu’en revanche, vous pouviez agir pour vous-même, et que c’était de cela dont il fallait vous occuper, j’avais insisté là-dessus, car les choses sont telles qu’elles sont, je le répète, et notre désespoir n’y change rien, notre incompréhension non plus, vous m’écoutez ?