Poche
Parution Juin 2021
ISBN 978-2-88927-863-3
240 pages
Format: 105x165 mm
Disponible

Introduction de Daniel Maggetti & Stéphane Pétermann

C. F. Ramuz

L’Homme perdu dans le brouillard et autres nouvelles

C. F. Ramuz

L’Homme perdu dans le brouillard et autres nouvelles

Petite bibliothèque ramuzienne
Parution Juin 2021
ISBN 978-2-88927-863-3
240 pages
Format: 105x165 mm

Introduction de Daniel Maggetti & Stéphane Pétermann

Résumé

Pour Ramuz, la nouvelle est un laboratoire. Dans sa quête de formules narratives originales et ses expérimentations stylistiques, le récit court lui offre un espace concentré dont il tire le meilleur parti dès son entrée en écriture, puis tout au long de sa carrière. Qu’il s’inspire du légendaire alpestre ou mette en scène des animaux martyrisés, qu’il campe des personnages typés ou explore la scène de genre, voire le morceau bref, l’écrivain dévoile aussi bien la cruauté des hommes que l’intensité de leur rapport aux éléments, tantôt hostiles, tantôt sublimes. D’une efficacité exceptionnelle, ces textes sont autant d’hommages au pouvoir de la fiction.

L’homme perdu dans le brouillard et autres nouvelles réunit des textes écrits entre 1905 et 1911.

Auteur

C. F. Ramuz

C. F. Ramuz est né en 1878 à Lausanne, où il a fait des études de Lettres avant de s’installer à Paris pour douze ans (1902-1914). Introduit dans le milieu littéraire par Édouard Rod, il y fait la connaissance du peintre René Auberjonois. Il rassemble les poèmes de son premier livre, Le Petit Village (1903), puis rédige notamment Aline (1905), Les Circonstances de la vie (1907) et Vie de Samuel Belet (1913). En 1914, Ramuz rentre en Suisse romande et fait paraître le manifeste Raison d’être, qui inaugure les Cahiers vaudois. Cette revue, autant que maison d’édition, publie aussi bien des créateurs romands majeurs que Romain Rolland ou Paul Claudel. L’œuvre de Ramuz, pétrie de pessimisme et de fatalisme, est une longue série de variations sur l’amour et la mort, seuls sujets vraiment dignes d’être traités, de son propre aveu. Ses audaces stylistiques lui valent le reproche de mal écrire « exprès ». Mais il n’est de loin pas partagé par tous: dès 1924, Bernard Grasset édite les romans de Ramuz et lui assure ainsi un succès auprès des critiques et du public français. Entre 1929 à 1931, il dirige la revue Aujourd’hui. Dans les dernières années de sa vie, résidant désormais à Pully, il publie des essais politiques et des textes autobiographiques, avant de s’éteindre à Lausanne en 1947. Ses Œuvres complètes (29 vol.) les plus récentes ont été publiées aux Éditions Slatkine et ses Romans (2 vol.) ont aussi paru dans la «Bibliothèque de la Pléiade».

Dans les médias

« La langue de Ramuz est limpide et donne vite à son lecteur souffle et empathie. Que d’émotions alors à le suivre sur les hautes terres de Suisse romande, et quelles belles rencontres ! Le boucher Berthollet, veuf inconsolable ; Alice, la femme libre ; le vieux faucheur en proie à ses démons ; Chrétien, sonneur de cloches obnubilé ; ou Mathias, l’écrivain qui se cherche… » Mathieu Strux

Extrait

LE TOUT-VIEUX

Les hommes fauchaient l’herbe au-dessus des rochers du Vanil[1], dans une espèce de combe qu’il y a entre deux parois toutes droites. Vers midi ils s’arrêtèrent un moment et ils s’assirent à l’ombre pour manger ; ensuite ils retournèrent le foin étendu de la veille qui séchait ; vers le soir, il fut sec ; alors ils le nouèrent dans les grands filards[2] ; et les portant au bord du rocher, ils les précipitèrent l’un après l’autre. On les voyait rouler vite, puis bondir et s’élancer dans le grand trou où ils tombaient d’une seule haleine – et ils arrivaient dans le pâturage où est le chalet. La nuit n’était pas encore là que les hommes redescendirent.

Ils étaient trois, deux jeunes et un vieux, vêtus tous trois d’un pantalon de laine brune et d’une chemise de couleur et chaussés de gros souliers à larges clous ; mais le vieux avait une drôle de figure, ses cheveux blancs et bouclés sortaient de dessous son chapeau de feutre ; il avait le dos rond, il était tout rasé et il parlait seul en hochant la tête.

Il n’y a pas de sentier pour descendre du Vanil, mais des traces seulement, de distance en distance, dans la roche ; il faut connaître les passages, car il est facile de s’égarer et, si on s’égare, on est vite perdu à la vie ; même le bon chemin n’est pas facile, à cause qu’on est en certains endroits presque suspendu aux rochers qui sont souvent lisses et parce qu’il y a des cheminées où il faut se laisser glisser sur le dos ; mais les gens de la montagne ont tellement l’habitude de ces choses qu’ils n’y font plus attention ; c’est leurs jambes et leurs bras qui vont pour eux ; et le vieux, aux mauvaises places, continuait à fumer tranquillement sa pipe. Les deux jeunes étaient devant, on ne les voyait pas, tant cette montagne est ravinée ; mais on entendait crier leurs souliers qui mordaient la roche.

Quand ils furent en bas tous les trois, prenant chacun un des filards sur leurs épaules, ils les portèrent au fenil. C’était un bon poids, heureusement que le fenil n’était pas loin. Ils marchaient tout voûtés sous la grosse boule de foin où les mailles du filet se marquaient en creux et ils fléchissaient les jambes. Puis ils remontèrent prendre les autres filards.

Le soleil était déjà couché lorsqu’ils arrivèrent au chalet. Le maître vacher leur dit :

– Eh ! bien, où en êtes-vous ?

Ils répondirent :

– On a fait quatorze filards.

– Voilà, c’est une bonne journée.

– Oh ! dirent-ils, quand on a le beau ![3]

Comme ils avaient faim, ils bâillèrent l’un après l’autre et ils se tenaient assis sur le banc, penchés en avant et les coudes sur leurs genoux. Le jour n’entrait que par la porte et il faisait sombre. Puis les bergers rentrèrent à leur tour. On se mit à table. Il y avait d’abord de la soupe au lait et au pain que le bovairon[4] avait fait cuire et ensuite du séré[5], du fromage et du pain dur. Mais ils avaient la mâchoire forte ; et ils buvaient de temps en temps une cuillère de petit-lait pour faire descendre le manger.

Une fois qu’ils furent rassasiés, ils s’assirent autour du foyer. Les branches de sapin brûlaient en jetant une grande flamme qui montait et retombait ; parfois il faisait presque nuit et parfois clair comme en plein jour ; et ils parlaient avec lenteur comme s’ils avaient eu des pierres sur la langue et dans la bouche et un poids sur la langue. Ils parlaient d’un petit berger qui s’était tué l’année d’avant dans les rochers en cueillant des edelweiss ; il avait d’abord roulé sur la pente d’herbe, puis, de ressaut en ressaut, jusqu’au grand trou au bas de la montagne, comme les filards.

– Ah ! dit un des faucheurs, j’ai vu l’endroit, ça n’est pourtant pas mauvais.

– Et moi, dit le maître-vacher, j’ai vu quand on l’a retrouvé, que la justice et le médecin sont montés de Château-d’Œx[6], qu’il est resté en attendant où il était toute la journée ; c’était pas du beau à voir.

Un troisième demanda :

– C’est sur la tête qu’il est tombé !

– Voilà ! répondit le maître-vacher, c’est peut-être sur la tête, c’est peut-être sur le dos. En tous cas, il avait la cervelle qui sortait et on ne savait pas où était le devant de sa tête, parce que les cheveux étaient loin et le nez et la bouche et tout.

– Seulement il est mort du coup.

– Est-ce qu’on sait ?

Ils se turent. À ce moment, le vieux se leva sans rien dire et, prenant la lanterne, grimpa à l’échelle droite qui mène au fenil où on couche, et on vit la clarté entre les poutres du plafond.

– Qu’est-ce qu’il a ? dirent-ils.

– C’est sa maladie, dit un des faucheurs.

Alors ils se turent de nouveau. Et, comme ils montaient dormir eux aussi, le vieux lisait dans sa bible, à côté de la lanterne pendue au mur. Ils ne lui dirent rien et se couchèrent. Ils ronflèrent bientôt, mais le vieux lisait toujours. Il tenait le livre ouvert à deux mains devant lui, ayant mis ses grosses lunettes rondes, et plissait la peau du front ; puis il secouait la tête et parlait bas, disant :

– Va-t’en !

 


[1] Différents Vanil forment une chaîne dans les Préalpes fribourgeoises, qui délimite au nord le Pays-d’Enhaut. Dans le patois de la région, vanil signifie « rocher, sommet rocheux, montagne ».

[2] Dans Adam et Ève, Ramuz propose de ce terme d’usage principalement vaudois la définition suivante : « ces grands filets à larges mailles dont on se sert pour transporter le foin à la montagne » (Adam et Ève, Genève, Zoé, « Petite bibliothèque ramuzienne », 2020, p.***).

[3] C’est-à-dire le beau temps.

[4] Dans les Alpes, aujourd’hui archaïque : « petit berger, ou aussi bouvier et berger de ferme ou d’alpage » (Pierrehumbert).

[5] Synonyme de sérac, attesté dans le canton de Vaud autour de 1860.

[6] Chef-lieu du Pays-d’Enhaut, dans les Préalpes vaudoises.

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