Poche
Parution Juin 2019
ISBN 978-2-88927-674-5
336 pages
Format: 105 x 165 mm
Disponible

Préface de Christian Morzewski

C. F. Ramuz

La Beauté sur la terre

Petite bibliothèque ramuzienne
Parution Juin 2019
ISBN 978-2-88927-674-5
336 pages
Format: 105 x 165 mm

Préface de Christian Morzewski

Résumé

Juliette, 19 ans, débarque de Cuba au printemps dans une communauté vigneronne petite et étriquée, prise entre lac et vignes ; et la quittera secrètement en août pour une destination inconnue. Elle a beau être la nièce du cafetier Milliquet, Juliette restera une étrangère, foncièrement différente des villageois, principalement par sa beauté mystérieuse. Sa présence éphémère au sein des habitants va modifier fortement leur quotidien et diviser le groupe jusqu’au drame. Car malgré son innocence, Juliette possède une sorte de don, de pouvoir magnétique d’attraction. Ce texte lie les thèmes de la beauté, de la solitude et du désir sexuel pour dire l’imperfection du monde.

 

Auteur

C. F. Ramuz

C. F. Ramuz est né en 1878 à Lausanne, où il a fait des études de Lettres avant de s’installer à Paris pour douze ans (1902-1914). Introduit dans le milieu littéraire par Édouard Rod, il y fait la connaissance du peintre René Auberjonois. Il rassemble les poèmes de son premier livre, Le Petit Village (1903), puis rédige notamment Aline (1905), Les Circonstances de la vie (1907) et Vie de Samuel Belet (1913). En 1914, Ramuz rentre en Suisse romande et fait paraître le manifeste Raison d’être, qui inaugure les Cahiers vaudois. Cette revue, autant que maison d’édition, publie aussi bien des créateurs romands majeurs que Romain Rolland ou Paul Claudel. L’œuvre de Ramuz, pétrie de pessimisme et de fatalisme, est une longue série de variations sur l’amour et la mort, seuls sujets vraiment dignes d’être traités, de son propre aveu. Ses audaces stylistiques lui valent le reproche de mal écrire « exprès ». Mais il n’est de loin pas partagé par tous: dès 1924, Bernard Grasset édite les romans de Ramuz et lui assure ainsi un succès auprès des critiques et du public français. Entre 1929 à 1931, il dirige la revue Aujourd’hui. Dans les dernières années de sa vie, résidant désormais à Pully, il publie des essais politiques et des textes autobiographiques, avant de s’éteindre à Lausanne en 1947. Ses Œuvres complètes (29 vol.) les plus récentes ont été publiées aux Éditions Slatkine et ses Romans (2 vol.) ont aussi paru dans la «Bibliothèque de la Pléiade».

Dans les médias

« C’est la confrontation entre un exotisme intriguant, convoité, refusé, et la pesanteur rurale de l’habitude ; entre une Vénus qui éblouit et une communauté aveuglée par ses préjugés. Un roman mémorable, beau mais triste, l’un des meilleurs de Ramuz. » Thibaut Kaeser

Extrait

I

 

– Voyons, a dit le patron, tu ne vois pas que c’est un timbre d’Amérique ?… Santiago, dans l’île de Cuba. Et la lettre est une lettre officielle, pas moyen de s’y tromper. Qu’est-ce qu’il faut que je réponde ?

– Ma foi, a dit Rouge, à ta place, moi, je la laisserais venir.

– Tu crois ?

Les deux hommes causaient près de la porte vitrée donnant sur la terrasse et qui était grande ouverte, bien qu’on ne fût qu’au mois de mars, mais il faisait un beau soleil ce jour-là ; ils n’étaient que les deux dans la salle à boire. Et Milliquet avait rouvert la lettre qui était une lettre tapée à la machine sur papier à en-tête, ce qui l’impressionnait :

– Pas de doute… Georges-Henri Milliquet, cinquante-quatre ans, mort le 23 février 27 à l’hôpital de Santiago de Cuba… Georges-Henri, c’est bien mon frère…

Il a continué de lire à haute voix : Pour obéir à ses dernières volontés… Une somme de 363 dollars sur laquelle seront prélevés les frais de voyage, sauf avis contraire de votre part… Ah ! mon pauvre Rouge, qu’est-ce qu’il faut faire ?

– Quel âge a-t-elle ?

– Dix-neuf ans.

– C’est un bel âge.

– Oui, a dit Milliquet, mais Dieu sait comment elle aura été élevée et quelles habitudes elle aura prises dans ces pays chauds, ces pays de nègres… Il y a aussi la question du climat.

– Oh ! elle arrivera pour la belle saison.

– Oui, mais…

Il bégayait, tout en hochant sa grosse figure molle ; une figure pleine de plis, qui, partant du menton, montaient en travers de ses joues comme des lignes sur un cahier :

– C’est qu’il y a au moins trente-cinq ans qu’on n’avait plus eu de ses nouvelles (parlant de son frère) ; je le croyais mort depuis longtemps…

– Eh bien, tu vois bien que non et que tu te trompais, dit Rouge, ça arrive. Et il faut croire qu’il n’avait pas la même opinion à ton sujet, puisque c’est lui qui a donné ton adresse au consulat… Et ma foi, tu sais, un frère, c’est un frère… Tu ne peux pourtant pas laisser ta nièce à ces Américains.

Milliquet haussa les épaules sous son gilet de chasse en grosse laine rousse, boutonné de travers sur une chemise sans col. Il soupira.

Il disait :

– Tu comprends, 363 dollars seulement… Et une fois les frais de voyage déduits… Qu’est-ce que ça peut bien coûter, ce voyage ? Et combien de temps est-ce qu’il dure ? hein, sais-tu ?

– Tu n’as qu’à regarder le timbre.

– Oui, trois semaines. Eh bien, compte seulement. Le billet de bateau, le train, la nourriture, l’hôtel…

– Oh ! naturellement, si c’est une affaire que tu cherches, mais la question n’est pas là. Si tu abandonnais ta nièce, qu’est-ce qu’on penserait de toi ? Et puis ce pauvre homme, penses-y un peu ; représente-toi que tu es sur ton lit de mort… Tu es sans parents, sans amis, tu vas mourir, tu laisses une fille ; tu laisses une fille et point d’argent… Ah ! voyons, Milliquet, dis voir, car vers qui te tournerais-tu, à ces moments-là, sinon vers la famille et le pays, quand même tu les aurais quittés depuis cent ans ?… Il s’est dit : « Heureusement que j’ai un frère… » peut-être qu’il a eu juste le temps de faire venir le consul et de lui donner ton adresse…

– Oh ! dit Milliquet, ce n’était pas la bonne ; tu n’as qu’à voir…

Et il montrait à Rouge l’enveloppe toute corrigée, et recorrigée, couverte d’inscriptions au crayon encre, mais Rouge :

– Quelle importance ça a-t-il ? Je te dis seulement une chose, c’est qu’il est mort tranquille, parce qu’il a cru pouvoir compter sur toi. Le reste, ça te regarde…

Milliquet a soupiré de nouveau ; il porte la main à sa nuque, il se la passe à deux ou trois reprises dans la nuque :

– Oui, mais qu’est-ce que ma femme va dire ?

Rouge vida le fond de sa chopine de 3 décis dans son verre ; il ne répond rien.

Il avait une grosse figure rouge, une casquette de marin à visière de cuir verni, la moustache presque blanche. Il portait un tricot de laine bleue à col montant, qui boutonnait sur l’épaule. Court, gros, carré, il se tenait le corps en avant sur son siège sans dossier, tirant de temps en temps sur la pipe qui lui pendait au coin de la bouche. Il n’a rien répondu, il a dit seulement :

– Oui…

Il a dit : « Oui », une seconde fois. Puis :

– On va aller…

Il prit son verre qu’il vida, ayant logé sa pipe dans la paume de sa main gauche ; il fit claquer sa langue, il s’essuya la bouche du revers de la main :

– Tu n’as pas vu Décosterd par hasard ?…

Milliquet secoua la tête.

– Il faut que j’aille voir ce qu’il fait.

Il se lève. Et c’est alors qu’il a repris :

– Le consul ne te dit pas si elle est jolie ?…

Il tira sur son maillot qui faisait des plis autour de son gros corps et dont il a soulevé le côté pour aller prendre son porte-monnaie :

– Quant à ta femme, a-t-il recommencé, dis-toi bien que tu auras une scène, quoi que tu fasses, et que donc, de ce côté-là, tu as de quoi te consoler… Au revoir.

Il sort par la terrasse.

L’autre tenait toujours la lettre dans sa grosse main molle aux poils roux. Il faisait un grand soleil que le lac renvoyait. On voyait les branches nues des platanes aller à la rencontre l’une de l’autre comme les poutres d’un plafond ; elles projetaient leurs ombres jusque sur les tables de la salle à boire, dans le bout desquelles elles se cassaient, laissant tomber leur autre moitié sur le plancher. Mais il y avait aussi les ombres des branches au-dessus de vous, quoique plus vagues, à cause de la lumière d’en bas. On la voyait venir par-dessus le mur bordant la terrasse, elle frappait de bas en haut les branches et les gros troncs verts, faisant bouger sur le plafond ces autres ombres un peu plus pâles. Et Milliquet a avancé un pied dans sa pantoufle de lisière, il avance l’autre pied : quoi faire ? ah ! mon Dieu, oui, quoi faire ? ayant une petite moustache sans couleur, et un poil rare et sans couleur sur ses grosses joues tombantes couvertes de taches de son ; regrettant de ne pas avoir déchiré la lettre dès sa venue, mais enfin le facteur avait dû déjà remarquer le timbre, on n’en voit pas souvent de cette espèce par chez nous ; de toute façon…

De nouveau, il avance le pied droit, puis l’instant d’après le gauche…

Et sa femme, elle aussi, aurait fini par se douter de quelque chose ; en somme, il avait donc bien fait de mettre Rouge au courant de l’affaire ; Rouge, en cas de besoin, pourrait toujours lui donner un coup de main…

Il avance le pied gauche, le droit :

– Eh bien, tant pis, tant pis ! Qu’elle vienne… Elle…

Il s’arrêta un instant, puis, parlant tout haut (il s’agissait maintenant de sa femme) :

– Elle, elle m’embête. Autant me débarrasser d’elle tout de suite.

Il appela :

– Rosalie… Eh ! Rosalie…

Mme Milliquet parut dans l’escalier.

Et la suite a été que les voisins, toute l’après-midi, ont entendu le bruit d’une violente discussion à deux voix.

C’est cette lettre d’Amérique, et une nièce que Milliquet avait là-bas, et qui lui tombait sur les bras. Pourtant, disait-on dans le pays, il a bien fait de dire oui quand même…

On disait comme Rouge : « Un frère, c’est un frère… »

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