Poche
Parution Juin 2019
ISBN 978-2-88927-675-2
140 pages
Format: 105 x 165 mm
Disponible

Préface de Reynald Freudiger

C. F. Ramuz

Taille de l’homme

Petite bibliothèque ramuzienne
Parution Juin 2019
ISBN 978-2-88927-675-2
140 pages
Format: 105 x 165 mm

Préface de Reynald Freudiger

Résumé

Capitalisme, communisme, relance du colonialisme, krach de Wall Street, montée du fascisme : dans Taille de l’homme, Ramuz souligne le caractère universel de la condition humaine, rendu plus évident à ses yeux par la mondialisation qu’il observe – déjà – autour de lui. L’écrivain dégage dans cet essai la conception qu’il se fait de l’homme véritable, dont le modèle est le paysan – dénonçant les dangers de la mécanisation, l’illusion du progrès, et les contradictions de la pensée matérialiste.

Auteur

C. F. Ramuz

C. F. Ramuz est né en 1878 à Lausanne, où il a fait des études de Lettres avant de s’installer à Paris pour douze ans (1902-1914). Introduit dans le milieu littéraire par Édouard Rod, il y fait la connaissance du peintre René Auberjonois. Il rassemble les poèmes de son premier livre, Le Petit Village (1903), puis rédige notamment Aline (1905), Les Circonstances de la vie (1907) et Vie de Samuel Belet (1913). En 1914, Ramuz rentre en Suisse romande et fait paraître le manifeste Raison d’être, qui inaugure les Cahiers vaudois. Cette revue, autant que maison d’édition, publie aussi bien des créateurs romands majeurs que Romain Rolland ou Paul Claudel. L’œuvre de Ramuz, pétrie de pessimisme et de fatalisme, est une longue série de variations sur l’amour et la mort, seuls sujets vraiment dignes d’être traités, de son propre aveu. Ses audaces stylistiques lui valent le reproche de mal écrire « exprès ». Mais il n’est de loin pas partagé par tous: dès 1924, Bernard Grasset édite les romans de Ramuz et lui assure ainsi un succès auprès des critiques et du public français. Entre 1929 à 1931, il dirige la revue Aujourd’hui. Dans les dernières années de sa vie, résidant désormais à Pully, il publie des essais politiques et des textes autobiographiques, avant de s’éteindre à Lausanne en 1947. Ses Œuvres complètes (29 vol.) les plus récentes ont été publiées aux Éditions Slatkine et ses Romans (2 vol.) ont aussi paru dans la «Bibliothèque de la Pléiade».

Dans les médias

« Les pages consacrées aux divisions de la société, au dédain des élites pour les masses, sont d’une actualité brûlante. » A.L.

« Paru initialement en 1933, Taille de l’homme est le premier essai d’importance de Ramuz. L’écrivain suisse, qui a rencontré une certaine célébrité avec ses romans, ne peut rester indifférent, malgré la tradition de neutralité de son pays, aux évènements qui se déroulent en Europe au début du XXe siècle. Face aux idéologies dominantes, Ramuz tente de faire valoir sa voix singulière, personnaliste, dans le sillage d’Emmanuel Mounier et Nicolas Berdiaev. » Matthieu Giroux

« On voit que ce qui se profile, derrière la critique du communisme, est une mise en cause de notre modernité elle-même. Du fait que « la science du comment » s'est substituée à « la poésie du pourquoi », la machine à l'outil et le mécanique à l'organique. Plus que par la nature du régime, communiste ou capitaliste, la rupture anthropologique se signale par la disparition du paysan, cet homme qui nourrissait la société et se nourrissait lui-même, et qui, « voyant les étoiles, voyait Dieu ». (…) Par ce petit livre (…) Ramuz nous rappelle qu'« il n'y a de crise que métaphysique : l'économique ne fait que suivre », et que « le grand départagement », finalement, vient de ce qu'« il y a des hommes qui prient et des hommes qui ne prient pas». » Olivier de Lérins

Extrait

On lit dans le Journal d’André Gide : « J’ai connu quelqu’un que suffisait à plonger dans une mélancolie épaisse la seule pensée de devoir remplacer bientôt et de temps à autre la paire de souliers qu’il portait aux pieds. Il ne fallait point voir là de l’avarice, mais une sorte de détresse à ne pouvoir s’appuyer sur rien de durable, de définitif, rien d’absolu. »1 Moi.

***

Je n’ai point d’âge. Je n’ai pas conscience, physiologiquement, d’avoir vieilli. Je peux mettre les mêmes habits que je portais il y a vingt ans. Je ne pense pas que ma démarche ait changé, ni mon allure. Je suis resté souple, et le souffle est bon. De sorte que je parle avec des jeunes gens de vingt ans comme si j’étais leur contemporain ; sans me douter qu’ils ne partagent peut-être pas à mon endroit le sentiment que j’ai à leur égard eti qu’ils lisent sans doute sur mes traits quelque chose (d’assez grave) que je n’arrive pas à lire moi-mêmeii.

***

J’ai vécu hors du monde, ce qui m’a permis d’échapper à certaines désillusions des hommes de mon âge. Ils étaient attachés à des idées que les événements ont cruellement démenties. De sorte qu’ou bien ilsiii ne sont plus attachés à rien, ou bien ils ne le sont qu’à des formes vides auxquellesiv, seule, leur situation officielle, car ils appartiennent à la génération qui aujourd’huiv détient le pouvoir, leur permet de maintenir un semblant de vie. N’ayant pas suivi la mode, il se trouve que je ne suis pas démodé. N’ayant pas été « attaché », il se trouve que je ne suis pas détaché. Ni libéral, ni radical, ni bourgeois, ni capitaliste. Dansvi mon coin, avec tout ce que la situation comporte de difficultés, mais aussi avec ses avantages. Et les avantages, aujourd’hui, apparaissent peu à peu. Car on voit ces Messieurs, qui ont cru à l’Etat (et ils y croient sans doute encore), assister avec consternation à l’écroulement des Etats ; qui ont cru aux monnaies, ne plus rien comprendre à leur ruine ; qui ont cru à une morale sociale (laïque et obligatoire), contempler avec terreur ses récentes déformations (ou conquêtes) ; qui ont cru au « progrès », et voient que le progrès est au moins à double tranchant, et quevii la lame, qu’ils ont pour leur part aiguisée, finalement se retourne contre eux.

***

1 André Gide, Journal (1926-1950), t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 157 : « 23 octobre [1929]. / J’ai connu quelqu’un que suffisait à plonger dans une mélancolie épaisse la seule pensée de devoir remplacer, bientôt et de temps à autre, la paire de souliers qu’il portait aux pieds ; et de même ses vêtements, son chapeau, son linge, sa cravate. Il ne fallait point voir là de l’avarice, mais bien une sorte de détresse à ne pouvoir s’appuyer sur rien de durable, de définitif, rien d’absolu. »

2

Ils n’imaginaient même pas que ce qui existait pût ne pas exister. Ils s’étaient installés dans un relativisme si confortable et si stable en apparence qu’ils avaient fini par le prendre pour un absolu. Et, tout à coup, ils voient que les circonstances seules et de petites circonstances étaientviii à l’origine d’un état de fait dont ils tiraient bénéfice, tout en le croyant fixé pour toujours.

* **

Le tragique de la condition bourgeoise est qu’elle reste attachée à certains avantages, qu’elle a mérités une fois peut-être, mais qu’elle ne mérite plus. Les bourgeois sont donc obligés aujourd’hui de se prouver à nouveau, par un sursaut d’activité, qu’ils ne sont pas indignes de leurs privilèges : d’où le fascisme. Ilsix peuvent, en effet, au fond de leur peur même, trouver un regain d’énergie, qui sera de nature à les tromper un instant sur leur sort. Mais ils ne peuvent pas empêcher que la doctrine qui est la leur, ou qui du moins a été la leur, étantx révolutionnaire à l’origine, n’aboutisse à une nouvelle révolution, qui s’inspirera d’eux tout en se faisant contre eux. La Révolution française a présenté en raccourci plusieurs révolutions successives. Celle du milieu (du juste milieu ou du tiers) a seule abouti. Il y a fallu une réaction (Thermidor)2 ; les autres (quixi avaient avorté) aboutiront à leur tour d’une façon ou de l’autre. Et les bourgeois en seront responsables. Car c’est eux qui ont commencé.

* **

Le monde bourgeois se dit égalitaire : il l’est beaucoup moins que certains régimes qui ne prétendaient nullement à l’être. Telles inégalités, de fait ou de droit, si grandes même qu’on les suppose, peuvent être sans cesse compensées, et par là même adoucies et comme effacées, par l’humanité du traitement. C’est bien ce qui semble s’être passé sous ce que les historiens appellent l’« Ancien Régime ». Le roi était absolu, mais on tutoyait le roi. Le roi régnait de droit divin, mais chacun avait accès auprès de lui. Le propre des prérogatives bourgeoises a été, au contraire, qu’étant de droit humain et conquises, pour la plupart, de vive force, il leur a fallu pour durer s’affirmer sansxii cesse elles-mêmes dans le comportement quotidien. Plus la supériorité d’un homme est fictive, plus elle est uniquementxiii sociale, je veux dire plus il la doit uniquement à la place qui lui est assignée ou qu’il s’assigne dans la société, plus il est (cet homme) dans la nécessité de l’afficher. C’est qu’elle est contestée, c’est qu’il sent qu’elle est contestée, c’estxiv qu’il sent qu’il est juste qu’elle soit contestée. Mais il a momentanément des droits et il s’en sert ; et il s’en sert sans humanité, parce qu’ils ne sont que légaux et que lui-même se contente d’appliquer la loi, une loi faite par lui. On voit bien que je fais ici allusion au règne de certaine « petite bourgeoisie », pire que la grande, pire

2 La troisième période de la Convention nationale, connue sous le nom de Convention thermidorienne (27 juillet 1794 – 26 octobre 1795), mit un terme au gouvernement révolutionnaire et abolit la Terreur ; cette réaction, dirigée contre les révolutionnaires jacobins et sans-culottes, marqua le retour à une république bourgeoise libérale et modérée.

3

même que la bourgeoisie tout court, et qui est encore au faîte de la puissance dans plusieurs pays que je ne veux pas nommer ; dont la caractéristique est qu’on n’y ait d’égards (la seule chose qui compte à l’endroit du cœur) que pour ceux qui vous dépassent, c’est-à-dire qui sont plus riches que vous (car voilà où nous en sommes), la gamme des valeurs y étant singulièrement simplifiée ; et qu’au contraire, pour ceux que vous jugez au-dessous de vous, les moindres égards sont impossibles, parce qu’ils supprimeraient précisément ou tendraient à atténuer la supériorité, toute théorique, et simplement vestimentaire, qui vous sépare d’eux. Songez à ces milliers de dames, propriétaires d’un salon avec piano et plantes vertes, et aux méfaits continuels qu’elles exercent un peu partout : dans leur cuisine, dans les magasins, dans les tramways, – envers leur bonne, envers les ouvriers, envers tout ce qui a un travail manuel, envers tout ce qui n’est pas bien mis ou tout ce qui n’est pas distingué (à leur point de vue) ; « blessantes », c’est le mot, blessantes par nature et par profession, blessantes parce qu’elles existent, ce qui est le grand crime, le seul qui ne se pardonne pas. Ajoutezxv l’influence considérable que leur état d’esprit exercexvi sur la vie d’un pays, et jusque sur son architecture (ce n’est pas un paradoxe) ; et vous accorderez qu’il n’est que juste qu’elles disparaissent : à quoi, d’ailleurs, elles se condamnent sans le savoir.

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