On lit dans le Journal d’André Gide : « J’ai connu quelqu’un que suffisait à plonger dans une mélancolie épaisse la seule pensée de devoir remplacer bientôt et de temps à autre la paire de souliers qu’il portait aux pieds. Il ne fallait point voir là de l’avarice, mais une sorte de détresse à ne pouvoir s’appuyer sur rien de durable, de définitif, rien d’absolu. »1 Moi.
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Je n’ai point d’âge. Je n’ai pas conscience, physiologiquement, d’avoir vieilli. Je peux mettre les mêmes habits que je portais il y a vingt ans. Je ne pense pas que ma démarche ait changé, ni mon allure. Je suis resté souple, et le souffle est bon. De sorte que je parle avec des jeunes gens de vingt ans comme si j’étais leur contemporain ; sans me douter qu’ils ne partagent peut-être pas à mon endroit le sentiment que j’ai à leur égard eti qu’ils lisent sans doute sur mes traits quelque chose (d’assez grave) que je n’arrive pas à lire moi-mêmeii.
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J’ai vécu hors du monde, ce qui m’a permis d’échapper à certaines désillusions des hommes de mon âge. Ils étaient attachés à des idées que les événements ont cruellement démenties. De sorte qu’ou bien ilsiii ne sont plus attachés à rien, ou bien ils ne le sont qu’à des formes vides auxquellesiv, seule, leur situation officielle, car ils appartiennent à la génération qui aujourd’huiv détient le pouvoir, leur permet de maintenir un semblant de vie. N’ayant pas suivi la mode, il se trouve que je ne suis pas démodé. N’ayant pas été « attaché », il se trouve que je ne suis pas détaché. Ni libéral, ni radical, ni bourgeois, ni capitaliste. Dansvi mon coin, avec tout ce que la situation comporte de difficultés, mais aussi avec ses avantages. Et les avantages, aujourd’hui, apparaissent peu à peu. Car on voit ces Messieurs, qui ont cru à l’Etat (et ils y croient sans doute encore), assister avec consternation à l’écroulement des Etats ; qui ont cru aux monnaies, ne plus rien comprendre à leur ruine ; qui ont cru à une morale sociale (laïque et obligatoire), contempler avec terreur ses récentes déformations (ou conquêtes) ; qui ont cru au « progrès », et voient que le progrès est au moins à double tranchant, et quevii la lame, qu’ils ont pour leur part aiguisée, finalement se retourne contre eux.
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1 André Gide, Journal (1926-1950), t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 157 : « 23 octobre [1929]. / J’ai connu quelqu’un que suffisait à plonger dans une mélancolie épaisse la seule pensée de devoir remplacer, bientôt et de temps à autre, la paire de souliers qu’il portait aux pieds ; et de même ses vêtements, son chapeau, son linge, sa cravate. Il ne fallait point voir là de l’avarice, mais bien une sorte de détresse à ne pouvoir s’appuyer sur rien de durable, de définitif, rien d’absolu. »