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Caille, le colporteur biblique, suit encore un bout de temps la route, puis il s’engage dans un chemin de traverse qui mène à une maison.
C’est une grande maison fraîchement repeinte en blanc, avec des contrevents verts ; il y avait un banc devant la maison ; une femme, déjà assez vieille, est assise sur ce banc.
On devinait le lac, plus qu’on ne le voyait, à une espèce de luisant qu’avait l’air et comme du papier d’argent est collé sur les objets du côté de la lumière.
Étroite bande de pays, prise entre la route et le lac ; c’est plat, c’est assez maigre et pauvre ; quelques vergers, des prés, guère de champs : partout déjà le sable affleure ; ici, sous le ciel bas, retentit l’hiver la mouette, comme quand on a oublié de graisser l’essieu, et le corbeau n’est pas seul à crier.
La femme qui était sur le banc écossait des pois ; elle leva la tête.
Il y avait deux grands platanes non ébranchés à l’entrée de la cour ; on passait devant l’écurie, on passait ensuite devant la porte cintrée de la grange ; Caille traversa encore cet espace où un petit pavé pointu fait qu’on se tord les pieds quand on n’a pas l’habitude ; il souleva son chapeau.
Après quoi la Parole fut tirée de la sacoche, et elle avait l’aspect d’une brochure à couverture bleue, laquelle fut tendue, et des mots venaient.
On entendit encore le petit bruit de cloches que les pois faisaient en heurtant le fond du baquet de terre cuite ; le bruit ne fut plus entendu.
Il y en a qui sont portés par l’Esprit à la compréhension des Prophéties, d’autres moins, d’autres nullement[1] ; notre métier est d’aller et de frapper à toutes les portes.
Même à celles qui ne s’ouvrent pas, surtout à celles-ci, et insister devant celles dont on sait d’avance qu’elles ne s’ouvriront pas, jusqu’à ce qu’elles s’ouvrent ; et n’avoir pas peur du scandale, à cause qu’il est écrit qu’il sera occasion de scandale dans le monde[2].
Fidèle serviteur du Maître en tout, malgré les hommes. Ils ne savent plus, ou ne savent pas, ou ne savent pas encore, quand même les Signes sont venus, et s’annoncent de toute part, mais moi je ferai éclater les Signes à leurs yeux, par le moyen des Écritures, et de l’explication que d’autres serviteurs du Maître nous en ont donnée[3], n’étant rien moi-même, n’étant que l’outil, le pauvre instrument qu’on voit aux mains de l’ouvrier, la truelle du maçon, la hache du charpentier, la clef du serrurier. Et donc il avait tiré la Parole, il présentait la Parole ; la lumière vint sur elle, parce que c’était un beau jour d’été.
Tout de suite il vit qu’elle savait de quoi il s’agissait.
Et il y en a qui se fâchent, d’autres boudent, d’autres n’ont pas l’air de vous voir : elle, elle le regarda ; puis ses mains vinrent rejoindre les bords du baquet, s’y fixèrent.
C’est l’explication des événements actuels à la lumière des Écritures ; déjà brille le Trône, au milieu des vingt-quatre Vieillards et le cantique en l’honneur de l’Agneau, seul digne de lire dans le Livre, est chanté[4] ; hâtez-vous d’ouvrir les yeux si vos yeux peuvent voir encore et que vos oreilles écoutent, si vos oreilles en sont capables[5].
Il ne dit pas tout cela, c’est la brochure qui le disait ; il se contenta de la tendre, avec des mots beaucoup moins compliqués ; il était seulement le marchand de la chose, faisant commerce de la chose, par dédicace de sa personne à Celui qui est, qui était, qui sera (comme il est écrit aussi[6]), mais il y en a qui sont préparés ; et elle sûrement qu’elle était préparée, qui lui demanda s’il venait de loin.
Il secoua la tête.
Elle lui demanda alors quand ce serait, il dit qu’on ne savait pas. Peut-être aujourd’hui, peut-être demain ; personne ne sait le jour, ni l’heure[7] ; mais tenons-nous prêts, car les temps sont proches.
Elle prit son porte-monnaie ; elle lui demanda combien c’était ; il répondit : « Un franc vingt-cinq » ; elle lui donna deux francs ; il tira à son tour son porte-monnaie de sa poche ; c’était plutôt une espèce de bourse, de fortes dimensions, en cuir noir, avec un coulant.
Il rendit à la femme septante-cinq centimes, ainsi l’opération fut faite, la Parole fut transmise.
Cependant les choses disent aussi une Parole et un message par elles aussi est transmis. Sous le ciel pas encore blanc, comme on sent qu’il ne tardera pas à devenir, elles sont une réunion qui dit : « On est là. » Les platanes parlent, disant : « On est là. » Cette peau blanche qu’ils ont, comme quand une femme ôte sa robe et on se détourne de sa blancheur. La fontaine dit : « On est, on coule, je fais beau où je coule, on est, on dit quelque chose parce qu’on est ; on dit qu’on coule, on fait son métier, on dit le métier qu’on fait ; on coule, je suis fraîche à boire, je fais frais où je coule, je fais belle herbe partout où je coule, l’herbe m’aime, l’herbe a besoin de moi. » Et l’herbe : « C’est vrai. » Le toit est en inclinaison dessus le mur qui est d’équerre ; le toit dit : « Il est bon que je sois en inclinaison. »
On entendait de nouveau le bruit des pois roulant contre la terre vernissée du baquet ; des baquets assez grands, vernis en rouge-brun, avec des palmettes vertes pour faire beau ; puis plus de bruit du tout parce que le baquet allait se remplissant ; « et moi, est-ce qu’on fait attention à moi ? » dit la passerose.
Alors elle se fait plus grande encore et mince qu’elle n’est, qui l’est pourtant déjà assez, dans sa robe en étamine vert clair, toute garnie de pompons roses.
Elle aurait voulu qu’il prît quelque chose, avant de repartir, mais il n’accepta qu’un verre d’eau, comme dans les premiers Temps[8]. Car les Temps d’à présent ressemblent à ces premiers Temps.
De nouveau la Parole est confiée aux serviteurs du Maître : « Ne t’attarde pas, est-il dit, ne t’attache pas au vin ; détourne-toi des nourritures. »
Il repassa sous les platanes ; les platanes disaient : « Regardez-nous, on est beau. » Il ne les regarda pas.
[1] Cette idée d’une répartition des charismes se souvient de I Corinthiens xii, 6-8.
[3] Voir Apocalypse i, 1-2.
[5] Voir Mathieu xiii, 14.
[8] Ces premiers Temps sont ceux d’avant le Déluge : selon la tradition biblique, Noé qui en réchappe seul (avec sa famille) est le premier homme à planter de la vigne et à en tirer du vin, dont il s’enivre (Genèse ix, 20-21) On voit mal à quel passage de la Bible pense ici Ramuz ou son personnage (est-ce lointainement à Mathieu x, 42 ?) ; la citation du paragraphe suivant n’a pas de source biblique.