C’est ainsi qu’un petit Vaudois (et on met « petit » bien qu’il eût plus de vingt ans, mais c’est que l’âge n’est pas seulement affaire de calendrier) s’était trouvé jeté, bien avant la guerre, un matin d’octobre, sur le quai de la gare de Lyon, sa valise à la main.
Il venait pour la première fois de franchir la frontière. Le voyage qu’il venait de faire n’est pas d’ailleurs un très long voyage ; c’est même un voyage beaucoup plus court que celui de Brest ou de Bayonne ou de Marseille, à ce même Paris ; mais, lui, il avait eu à passer par-dessous une montagne, il avait eu à passer aussi au travers d’un « cordon douanier ». Il n’avait, bien entendu, pas dormi de la nuit, tenu éveillé qu’il était par la nouveauté de l’événement, et aussi par l’inconfort de ce coupé capitonné de vieux drap bleu, qui comportait huit places, et où il occupait la huitième.
C’était le commencement d’octobre. Le beau temps qu’il faisait à son départ de Lausanne avait cédé la place, sitôt le Jura franchi, à une petite pluie persistante qui avait duré toute la nuit et qu’on avait vue dégouliner aux vitres de la portière, sitôt que le jour s’était levé. Quelqu’un avait tiré de côté les rideaux de drap bleu en même temps qu’on relevait l’écran de même étoffe qu’on avait rabattu sur la lampe au plafond (c’était encore une lampe à gaz) : et il pleuvait mélancoliquement, tandis qu’avait commencé à défiler derrière les glaces embuées une triste banlieue, en travers de laquelle la locomotive se jetait à toute vapeur, avec de hardis virages qui faisaient basculer le paysage à demi noyé dans le brouillard.
La locomotive n’avait pas tardé à s’engager dans un système enchevêtré de rails dont on apercevait les écheveaux se nouer et se dénouer à perte de vue, de chaque côté de la ligne ; et, dérivée d’un rail à l’autre, pendant qu’elle poussait un sifflement aigu, elle imprimait au wagon un soudain penchement, suivi d’un lent redressement, comme sur le pont d’un navire.
Une grande gare de brique était distinguée à peine, qu’elle soulevait au passage, puis laissait retomber, sans rien abdiquer de sa vitesse. On avait aperçu à main gauche une espèce de vignoble, c’est-à-dire beaucoup de murs blancs divisés en casiers et posés les uns sur les autres ; des cheminées fumaient à main droite ; un canal sans aucun courant était alors apparu ; et, moi, je m’étonnais de cette eau immobile, car je venais de la montagne où les cours d’eau sont des torrents, dont il n’y en a aucun qui ne se précipite ou ne tombe de roche en roche, faisant penser au dégringolement d’un interminable troupeau de moutons.
Ici, c’est une eau immobile et verte et deux ou trois bateaux dessus, sans mâts ni cheminées ; et c’était tout à coup la plaine, bien singulièrement présentée à un petit garçon qui ne la connaissait pas, toute charbonneuse et pelée, où l’œil qui fuyait à plat dans la bruine ne rencontrait d’autres verticales que celles des bâtisses basses d’ailleurs aussitôt dépassées ; suivies de terrains vagues occupés par des espèces de jardins clôturés où se dressaient des baraques faites de matériaux disparates provenant de démolition et utilisés pêle-mêle : moellons de mâchefer, tôle ondulée, planches et papier bitumé, portes et fenêtres rapportées ; – quelquefois un vieux wagon monté sur un socle en ciment.
Mais mes compagnons de voyage s’étaient mis debout tous ensemble ; et, un instant après, je m’étais trouvé sur le trottoir qui est devant la gare de Lyon, sous la grande horloge. L’affaire était à présent d’essayer d’attraper un fiacre. J’étais plein d’inexpérience, je ne connaissais pas les trucs. Il en survenait constamment, de ces fiacres, mais ils étaient tous assaillis et occupés bien avant d’être arrivés à ma hauteur. C’était encore le temps des fiacres. L’objet a disparu de la circulation, et le mot lui-même du vocabulaire : sans doute que bientôt on n’en comprendra plus le sens. Mais, en ce temps-là, les fiacres existaient, ils étaient même à peu près seuls à être en service, car il n’y avait encore que de rares automobiles ; seulement ils obéissaient à un mystérieux système de télégraphie à distance, dont le code m’était inconnu, qui faisait qu’ils étaient retenus longtemps avant d’avoir stoppé ; ou bien j’avais affaire à un grand cocher dédaigneux, dont les exigences avaient découragé la clientèle, qui me jetait un chiffre en passant du haut de son siège, et la somme m’épouvantait. Le temps s’écoulait cependant ; d’autres trains étaient sans doute entrés en gare, le nombre des voyageurs non seulement n’avait pas diminué autour de moi, mais tendait bien plutôt à augmenter encore ; je commençais à perdre courage.
Un petit garçon bien maladroit aux choses courantes de la vie, et qui l’est resté, car, le petit garçon qu’on a été, on le reste toute sa vie. C’est alors qu’il avait été abordé par une espèce de voyou à casquette, un reste de cigarette éteinte lui pendant au coin de la lèvre, qui depuis un moment tournait autour de lui, les mains dans les poches, humant l’air ; et tout à coup, par-dessus l’épaule, lui avait dit : « C’est du tabac belge ? » car j’avais, moi aussi, une cigarette à la bouche.
On m’avait enseigné depuis ma tendre enfance que je ne devais pas répondre aux gens que je ne connaissais pas, s’il leur arrivait de m’adresser sans raison la parole ; mais j’avais crâné, je lui avais répondu : « Non, du tabac suisse. »
Il s’était arrêté tout à fait, il avait repris : « Ça sent bon ! »
– Vous en voulez une ?