Cher Monsieur Grasset, comme vous voyez, c’est un cas que je vous soumets, et ce n’est pas seulement mon cas. La question, qui m’est personnelle, est en même temps très générale; c’est en quoi j’ai pensé qu’elle pouvait vous intéresser. Et si je suis bien forcé pour finir de parler de moi, c’est que j’ai cru pouvoir la résoudre à ma façon, c’est que je suis un de vos auteurs et que je suis enfin, sans doute, de tous vos auteurs, celui qu’on accuse le plus souvent et le plus catégoriquement de «mal écrire». Je constitue ainsi, à moi tout seul, dans la réunion de vos «fournisseurs» une espèce d’extrême gauche ou d’extrême droite (comme vous voudrez), qui est l’objet de critiques d’une espèce particulière. Et ce ne serait rien encore si seulement j’«écrivais mal», mais on m’accuse encore de mal écrire «exprès», ce qui aggrave mon cas, et d’où des conséquences matérielles assez désagréables pour vous, pour moi des conséquences, disons spirituelles, qui ne sont pas moins désagréables, puisque, à tout prendre, je serais ainsi «dans le faux». Ai-je besoin de vous dire que cette accusation est
de beaucoup pour moi la plus grave de toutes, la seule à vrai dire qui me touche? Elle va très exactement en sens inverse de toutes mes tendances, de toutes mes recherches; elle me touche au point central, – ayant toujours tâché au contraire d’être véridique et ne m’étant mis à «mal écrire» que précisément par souci d’être plus vrai ou, si on veut, plus authentique, d’être aussi vrai, d’être aussi authentique que possible. Voilà le point central pour moi d’où je suis parti pour bien faire et où on me ramène assez honteusement en me disant que j’ai mal fait. Voilà pour moi le point le plus douloureux du débat: parce que j’aurais voulu ressembler, ressembler à quelque chose, alors qu’on m’assure que je diffère et je diffère sans raison; parce que j’aurais voulu m’oublier moi-même, me faire oublier en ceux que j’aime, et qu’on me reproche au contraire de chercher à me «distinguer». Et, moi, je ne sais pas, du moins je ne sais plus et à certains moments j’en viens même à douter du parti que j’ai pris (si c’est bien le mot) et où j’ai joué ma vie tout entière; – me disant à mon tour que peut-être je suis, en effet, dans le faux, ce qui est une horrible chose qui me ferait me taire du même coup et pour toujours, si je venais à m’en persuader. Mais est-ce que c’est bien vraiment le cas ? Cher Monsieur Grasset, vous voyez que j’ai besoin de vous, et c’est à vous que je continue à m’adresser, continuant à abuser de vous pour de nouvelles explications. Car remarquez encore que mon pays a toujours parlé français, et, si on veut, ce n’est que «son» français, mais il le parle de plein droit, ayant été romain lui aussi comme tant d’autres provinces de France, mais plus que beaucoup d’autres de ces provinces, étant en tout cas plus français dans ce sens-là que la Bretagne, ou le Pays basque, ou l’Alsace. Le pays qui est le mien
parle «son» français de plein droit parce que c’est sa langue maternelle, qu’il n’a pas besoin de l’apprendre, qu’il le tire d’une chair vivante dans chacun de ceux qui y naissent à chaque heure, chaque jour.