Poche
Parution Juin 2018
ISBN 978-2-88927-539-7
272 pages
Format: 105x165 mm
Disponible

Introduction de Stéphane Pétermann

C. F. Ramuz

Construction de la maison

Petite bibliothèque ramuzienne
Parution Juin 2018
ISBN 978-2-88927-539-7
272 pages
Format: 105x165 mm

Introduction de Stéphane Pétermann

Résumé

Construction de la maison nous convie auprès d’une famille de petits propriétaires terriens vivant au rythme de la vigne et des saisons du Lavaux, le temps du chantier de leur nouvelle demeure. Madame Catherine et ses enfants, Samuel, Héli, Vincent ou la «petite Marianne» : à travers les événements que traversent la famille, Ramuz illustre les tensions entre le désir des transmission des hommes et le cycle implacable de la nature.
Dans ce roman inédit ébauché en à peine trois mois en 1914, Ramuz met en place les prémisses de ses romans qui lui assureront, dès 1924 et sous l’égide des éditions Grasset, la reconnaissance du public et des milieux littéraires.

 

 

Auteur

C. F. Ramuz

C. F. Ramuz est né en 1878 à Lausanne, où il a fait des études de Lettres avant de s’installer à Paris pour douze ans (1902-1914). Introduit dans le milieu littéraire par Édouard Rod, il y fait la connaissance du peintre René Auberjonois. Il rassemble les poèmes de son premier livre, Le Petit Village (1903), puis rédige notamment Aline (1905), Les Circonstances de la vie (1907) et Vie de Samuel Belet (1913). En 1914, Ramuz rentre en Suisse romande et fait paraître le manifeste Raison d’être, qui inaugure les Cahiers vaudois. Cette revue, autant que maison d’édition, publie aussi bien des créateurs romands majeurs que Romain Rolland ou Paul Claudel. L’œuvre de Ramuz, pétrie de pessimisme et de fatalisme, est une longue série de variations sur l’amour et la mort, seuls sujets vraiment dignes d’être traités, de son propre aveu. Ses audaces stylistiques lui valent le reproche de mal écrire « exprès ». Mais il n’est de loin pas partagé par tous: dès 1924, Bernard Grasset édite les romans de Ramuz et lui assure ainsi un succès auprès des critiques et du public français. Entre 1929 à 1931, il dirige la revue Aujourd’hui. Dans les dernières années de sa vie, résidant désormais à Pully, il publie des essais politiques et des textes autobiographiques, avant de s’éteindre à Lausanne en 1947. Ses Œuvres complètes (29 vol.) les plus récentes ont été publiées aux Éditions Slatkine et ses Romans (2 vol.) ont aussi paru dans la «Bibliothèque de la Pléiade».

Extrait

Chapitre premier

 

Ils étaient trois dans la barque, et il y avait autour d’eux le grand bleu doux du lac par un beau jour de novembre, quand le soleil a moins d’éclat, mais l’air a retrouvé toute sa limpidité.

Comme c’était une toute petite barque, non les grandes noires qu’on voit, et les Tétu[1] l’avaient louée l’année d’avant déjà avec deux Savoyards pour le transport des pierres, la chambre qui est sous le pont n’avait guère qu’un mètre sur deux et on ne pouvait s’y tenir debout.

Ils allaient de bise, c’est-à-dire, vent arrière[2][.]

Un des Savoyards tenait la barre, l’autre était descendu dans la petite chambre dont on vient de parler.

Vincent se tenait assis à l’avant.

Juste au-dessous de lui s’entrouvrait l’eau tranchée, qui se renversait à droite et à gauche d’un double mouvement en arrière, comme la terre devant le soc et on aurait dit tout à fait un labourage, si le sillon n’avait pas été si vite détruit. Mais, quand on se retournait, on le voyait, à l’arrière de la barque, n’être déjà plus, s’étant soudain élargi, qu’un simple reflet en plus clair et simple et une sorte de cicatrice sur cette écume d’eau bougeante: rêve d’un sillon plutôt qu’un sillon, «ceux qu’ils font sur le plateau sont plus solides, heureusement pour ceux du plateau ! »[3] pensait Vincent.

Pourtant il était content d’être du lac, même il en était fier. Le lac, et les vignes au-dessus, mais qui sont dépendantes de lui, filles de sa chaleur, voilà où il se trouvait bien, où il était chez lui. Il aimait ces courses en barque. On est sur la vague, on est balancé. Il n’avait qu’à se mettre à l’avant comme il venait de faire: il semble qu’on soit pendu dans le vide. Du bleu en haut du bleu en bas: on ne voit plus où l’un finit, où l’autre commence. Un grand nuage blanc vient, puis un noir ; il y a lutte entre le blanc et le noir. Il y a, à des endroits, comme si on avait vidé des tonneaux d’huile sur l’eau tant elle est lisse et grise et ce gris fait tache dessus. Mais à d’autres, frappée de haut en bas par le soleil, comme d’un coup de lance, tout autour du point touché par le fer jaillissait d’elle comme un autre sang[.]

Il ne regardait pas la rive qu’on quittait, il regardait celle vers laquelle ils se dirigeaient.

Là sur la rive même sont de grands rochers d’où on tire la pierre avec laquelle dans tout le pays on construit les maisons[4]. Depuis que les hommes sont là, et, après avoir eu des huttes de bois seulement et avoir vécu à l’état sauvage, s’étant civilisés ils ont eu besoin d’abris plus durables, c’est-à-dire depuis des siècles et déjà au temps de Rome, les barques vont à vide et reviennent chargées, montrant au-dessus de leur bordage à ras de l’eau cet empilement des moellons qui font tout autour comme un mur.

L’année dernière ils avaient commencé ces voyages, étant trois frères, mais [c’était] presque toujours Vincent qui traversait. Il fallait, en effet, surveiller là-bas les métrages, on leur avait dit de se méfier, il y a des moyens de vous voler, on laisse des vides dans l’épaisseur, allez-y voir ensuite, ça fait tant de pieds cubes à tant le pied cube[5]. Samuel avait dit: «Je ne veux pas me laisser voler.» Vincent avait dit: « J’irai, si tu veux. »

Construction de la maison, il vaut la peine de se donner du mal. Ces murs sur lesquels plus tard viendra un toit, nous allons les avoir autour de nous jusqu’à la fin de notre vie, nos fils les auront après nous, nos petits-fils, nos arrière-petits-fils: il s’agit qu’ils soient bien construits et en une matière honnête, et l’arrangement surveillé, et la qualité du ciment, la qualité du sable aussi. Vincent avait donc tout de suite dit: «J’irai.» Mais c’est aussi, comme on a vu, qu’il trouvait plaisir à ces voyages, dont il faisait à peu près deux par mois, pendant les cinq mois d’hiver.

 


[1] Les Testuz, famille établie dans la région de Lavaux depuis le XVIe siècle, possédaient un important domaine dans le prestigieux vignoble du Dézaley. Une maison de négoce porte encore leur nom. Aimant associer sous l’adjectif têtu des traits aussi bien physio- logiques que psychologiques (par exemple dans Aimé Pache, peintre vaudois: «mais il s’obstine, étant têtu, étant carré du front, et carré des épaules», Romans, 2, OC, XIX, p. 118), Ramuz aura trouvé évocateur ce patronyme à la fois réaliste et symbolique ; il explicite d’ailleurs ce symbole (la constitution d’une grande lignée exige de l’entête- ment) au début du deuxième chapitre.

[2] De part et d’autre du Léman, de bise ou en bise signifie en direction de l’est (Pierrehumbert).

[3] Le plateau du Jorat, voir note 15, p. 185.

[4] Une biffure vient escamoter un toponyme parfaitement identifiable pour le connaisseur de la région lémanique : Meillerie. Les carrières de cette petite ville qui sur la rive savoyarde fait face à Cully, et dont le nom apparaîtra quelques lignes plus loin (p. 175), alimenteront les chantiers de construction vaudois et genevois au XIXe siècle. Peut-être est-ce en pensant aux vestiges romains retrouvés à Cully que, dans la suite du para- graphe, Ramuz fait de ce commerce de pierre une pratique antique; les carrières de Meillerie ne furent toutefois ouvertes qu’à la fin du XVIIIe siècle (et fermées en 1939, suite au développement des constructions en béton). Les «barques à pierre», ou « barques du Léman », appelées encore « barques de Meillerie » (les « grandes barques noires» évoquées au tout début du roman) sont devenues, avec leurs majestueuses voiles latines, emblématiques du paysage lémanique du XIXe siècle. Par de telles références à l’histoire de la région (ajoutons-y celle de Davel, ou celle du vignoble), le récit s’inscrit dans un passé qui n’est pas tant historique que mythique.

[5] Sur son manuscrit, Ramuz corrige « mètre carré » en « pied cube ». En Suisse, le système métrique entre en vigueur suite à une loi fédérale de 1877. Plus loin, l’auteur glose en quelque sorte cette rature («cubant, métrant (il n’y avait pas encore de mètre) », p. 246), et explicite ainsi l’ancrage de son récit dans un passé, le XIXe siècle au moins, qui est aussi révolu pour le narrateur. On relèvera aussi une distance appréciée en lieues, p. 203.

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