Le Minotaure
Lorsque que l’écrivain s’éveille en moi, je passe avec indifférence à côté de la vie, je dors en tant qu’être humain et néglige peut-être en moi le citoyen qui, si je lui donnais forme, m’empêcherait aussi bien de fumer un cigare que d’écrire. Hier, j’ai mangé du lard et des haricots tout en songeant à l’avenir des nations, songerie qui n’a pas tardé à me déplaire parce qu’elle nuisait à mon appétit. Que ceci, ici, ne devienne pas une rédaction bas de soie, voilà qui me fait plaisir et sera peut-être à titre exceptionnel, c’est ce que j’imagine, du goût d’une partie de mes bienveillants lecteurs, du moment que cette façon continuelle de tenir compte des filles, cette façon incessante de ne jamais laisser les femmes de côté, peut ressembler à un assoupissement, ce que pourra confirmer toute personne à la pensée un peu vive. Une autre question m’occupe désormais, à savoir si les Lombards etc. possédaient oui ou non quelque chose comme une culture, et là, j’avance sur des chemins que tout un chacun ne discerne pas d’emblée, car il n’y a guère de phase de l’histoire humaine qui apparaisse aussi déconcertante que l’époque des grandes migrations, ce qui m’amène à la Chanson des Nibelungen, accessible aujourd’hui grâce à l’art de la traduction. Se balader en remuant dans sa tête le problème des nations, cela ne veut-il pas dire qu’on est en proie à de la démesure ? Prendre en compte de la sorte, sans en avoir l’air, des millions d’êtres humains, cela doit incommoder le cerveau ! Pendant que je suis assis ici, envisageant toutes ces personnes vivantes sous forme de nombres, pour ainsi dire par compagnies entières, il se trouve peut-être au sein de ce qu’on appelle la masse un être qui dort intellectuellement, dans la mesure où il a vécu sa vie sans se tracasser. Il est possible, peut-être, que des gens éveillés soient considérés par des dormeurs comme à moitié endormis.
Dans le dédale que forment les phrases ci-dessus, je crois entendre de loin le Minotaure qui me semble ne rien représenter d’autre que la difficulté velue de tirer au clair le problème des nations, que je laisse tomber au profit de la Chanson des Nibelungen, me débarrassant ainsi, pour ainsi dire, de quelque chose de fâcheux. De même, je songe à ficher la paix à tous les Lombards, je veux dire, à les laisser dormir, car je suis parfaitement conscient qu’une certaine sorte de sommeil est utile, ne serait-ce que parce qu’il mène une vie spécifique. C’est de ce petit brin de bonheur qu’il s’agit, me semble-t-il, avec la distance par rapport au bas de soie, que j’aimerais comparer à la distance par rapport à la nation, laquelle pour sa part ressemble peut-être à une espèce de Minotaure que pour ainsi dire, j’évite. La conviction s’est faite en moi que la nation, qui m’apparaît comme une créature qui a l’air d’exiger de moi toutes sortes de choses, me comprend, ou plutôt m’approuve le mieux quand je fais mine de l’ignorer. Dois-je témoigner au Minotaure de la sympathie ? Est-ce que je ne sais pas que cela le rend furibond ? Il croit que je ne peux pas exister sans lui ; le problème, c’est qu’il ne supporte pas le dévouement, de même que par exemple, il tend à se méprendre sur l’affection. Je pourrais aussi considérer la nation comme un mystérieux Lombard qui, en raison de sa condition, comment dire, de peuple encore non étudié, me fait sans aucun doute pas mal d’impression, ce qui à mon avis devrait pleinement suffire.
Toutes ces nations d’une façon ou d’une autre arrachées au sommeil se trouvent probablement placées devant tels et tels devoirs, ingrats ou gratifiants, ce qui pour elles est extraordinairement bon. Je veux dire qu’il vaut peut-être mieux ne pas trop abonder dans ce qu’on est, ne pas trop déborder d’aptitudes. Le problème du propre à rien allongé sur la molle rondeur d’une colline mérite peut-être un peu d’attention. Des guerriers surgissent de la respiration régulière du contenu de la Chanson des Nibelungen, et je ne peux pas refuser mon respect à ce poème dont la genèse est singulière.
Si je puis considérer comme un labyrinthe ce qui m’est venu ici, né de savoir et d’inconscience, alors le lecteur en ressortira maintenant un peu comme un Thésée.