Encore quelques tours de valse avec Robert Walser
« Kafka, lorsqu’il ouvrait la “ Neue Rundschau ”, se jetait sur les petites proses de Robert Walser comme un toxicomane sur sa dose. On le comprend : elles sont étranges, ensorcelantes, délicieusement addictives. “ L’enfant du bonheur ” réunit celles que l’écrivain biennois avait publiées dans le Berliner Tageblatt entre 1907 et 1933. Certaines de ces proses figuraient déjà dans “ Nouvelles du jour ” ou “ Retour dans la neige ”. Les voici désormais au complet, unifiées par la traduction de Marion Graf.
Les genres se mêlent : spéculations, récits, paraboles, dialogues, portraits, réflexions littéraires… Et c’est souvent tout cela à la fois, dans un mouvement tourbillonnaire où fusionnent la vie intérieure et les réalités du monde. Son nom évoque la valse ; Walser et un écrivain qui danse sur une musique indistinctement triste et gaie, inquiète et rêveuse.
“ L’enfant du bonheur ” est un titre par antiphrase. Robert Walser semble au contraire n’avoir jamais guéri des blessures de son enfance qui lui ont été infligées par un père inconsistant et une mère colérique. Créant l’étrangeté de ces textes, le sentiment de ne pas avoir sa place au monde se diffracte en une multitude d’attitudes paradoxales. On dirait un extravagant qui chercherait à se rendre invisible. Un dissimulateur qui parlerait de sincérité. Un indigné qui voudrait toujours donner raison à ses semblables. Un derviche tourneur qui aspirerait à l’immobilité…
On songe à Fernando Pessoa qui disait : “ Je ne suis personne. ” Comme l’écrivain portugais aux nombreux hétéronymes, Robert Walser a été hanté par l’idée de n’être rien. A partir de 1929, il s’efface derrière les murs de l’institution psychiatrique. Le jour de Noël 1956, il quitte la clinique d’Herisau pour une promenade dans la nature. Son corps sera retrouvé sous la neige qui l’avait recouvert. Comme une page blanche. »
Michel Audétat