Voyage à pied
Il y a bien des années, cela me passe par la tête, j’entrepris, c’était l’été, mon premier voyage à pied, et je me souviens que je vis toutes sortes de choses curieuses et magnifiques. Pour tout équipage, j’avais un vêtement clair et bon marché sur le corps, un chapeau bleu foncé sur la tête et un baluchon à la main. Cousues dans la poche de ma veste, sous la forme d’un chèque impeccable, j’emportais mes économies dans le monde frais, vaste et lumineux. Chemin faisant, je rencontrai une petite troupe de gamins délurés dont l’un me lança, moqueur: « Mais où va-t-il donc, ce long type avec sa petite musette ? »
Il faisait allusion à mon petit paquetage minable, stupide, dont le ridicule n’échappait pas à son porteur et propriétaire lui-même. Sans me soucier beaucoup de ces sarcasmes, qui ne pouvaient avoir aucune espèce d’importance, je poursuivis ma route avec entrain, et tout en allant de la sorte, il me sembla qu’avec moi, c’était, dans sa rondeur, le monde tout entier qui bougeait imperceptiblement.
Tout avait l’air de marcher avec le marcheur : prés, champs, forêts, labours, montagnes, et jusqu’à la route elle-même.
Je me sentis alors l’esprit divinement libre et le coeur content. J’allais d’un pas hardi, dégagé en même temps que vif, passant devant toutes sortes de gens qui me saluaient parfois aimablement, moi, jeune et fringant voyageur, vagabond vagabondant, ce qui m’obligeait à être poli à mon tour. Est-ce qu’une gentillesse n’appelle pas l’autre ?
Je me rappelle quelque chose de mouillé, de brumeux, de frisquet : ce sera le petit matin qui m’humectait de toute son humidité ; et juste après, quelque chose de brûlant, de blanc et de vert : c’était l’heure de midi avec la poussière de la route et la lumière du soleil, sèche, claire, aveuglante sur les vertes prairies.
Un certain temps, je longeai une rivière, puis ce fut une région montagneuse. Des collines vinrent à ma rencontre, avec des châteaux en ruine perchés sur les hauteurs. Variété et monotonie alternaient de bon coeur, villes, châteaux forts, montagnes, vallées et villages isolés. Cela dévalait au fond d’une gorge étroite, ténébreuse, sauvage, froide ; ressurgissait inopinément de la solitude et de l’étroitesse rocheuse, fuyait sous forme de plaine ou scintillait et souriait en tant que pimpante rivière bleue, ou encore, cela se dressait dignement et vaillamment sous la forme d’une forêt grave, ingénue, verte, pour replonger brusquement vers le haut en tant que montagne ombrageuse. Quelque chose d’étrange et d’aventureux allait de pair avec quelque chose de beau, de recueilli, et vers le soir, la clarté de midi se muait en une pénombre mystérieuse, délicieuse, très bienfaisante, et la chaleur en fraîcheur douce et agréable.
Ici ou là, lorsqu’il était temps de chercher un abri, je passais la nuit dans quelque vieille auberge, ainsi, un jour, dans un salon que ses proportions grandioses, austères et insondables, auraient facilement pu désigner et recommander en tant que solennelle salle de conseil.
Un beau matin, pour autant qu’il m’en souvienne, je me retrouvai à mi-hauteur, sur un doux coteau planté de chênes et je contemplai à mes pieds une petite ville sertie dans les bois et les montagnes, baignant, rutilante, dans la bonne lumière de ce matin d’été qui scintillait au soleil, beau et chaud. Ô, quelle joie saine, bienfaisante, procure la marche. Il n’y a de joies véritables que celles qui sont innocentes.
Des régions sauvages, balayées de tempêtes, alternaient avec des contrées plus avenantes et plus douces, et de même, les méchantes masures misérables, laides, en piteux état succédaient aux demeures bien tenues, cossues et de bon aloi, et toujours, le voyageur voyageant, cette espèce de vagabond folâtre et joyeux, insouciant comme il en avait le droit, se régalait d’examiner attentivement les innombrables phénomènes qui se présentaient à ses yeux.
Tantôt, je me trouvais dès l’aurore en pleine lumière, dans la riante clarté du jour ; et tantôt, tard le soir, dans la pâle lueur spectrale du crépuscule sur quelque éminence bizarre et biscornue, et j’avais à mes pieds soit le pays du matin, soit celui du soir.
Durant une heure ou deux, je suivis une vallée si solitaire, si singulière, si écartée, que chemin faisant, je me figurai qu’une époque historique révolue depuis longtemps était retombée sur le monde et je crus être moi-même un compagnon artisan du Moyen-Âge. Il faisait chaud et tout à la ronde, pas la moindre habitation humaine, pas un souffle de zèle à l’ouvrage, pas trace de civilisation ni de labeur. Les contrées solitaires ont un charme merveilleux, angoissant.
Vers la fin du voyage, il se mit à pleuvoir des cordes, tant et si bien que de gré ou de force, joyeux ou chagrin, comblé ou navré, ce fut en tout cas le corps fourbu et tout trempé que je parvins au but de celui-ci.