GROENLAND
« Depuis le temps qu’ils séjournent sur cette île, leur topographie du lieu s’est constituée par collages mentaux. Ici le bloc de rocher pailleté de micas, là le névé noir qui s’enfonce dans la tourbe. La minuscule forêt d’arbres calcifiés, la coulée de terre ferreuse face à la montagne, le grand torrent turquoise à fleur de glacier, l’os de baleine près de la cabane abandonnée – autant de marqueurs qui définissent un territoire à la manière des cartes aux trésors que dessinent les enfants, grossissant exagérément un sentier, une souche retournée qui ressemble à un crâne. Au Groenland, pays sans route ni bornes kilométriques, une telle hypertrophie des détails n’a rien d’enfantin, elle est nécessaire, et les points de repère ont pris, tout au long de l’été et de l’automne naissant, une place considérable dans les conversations : avaient-ils tous vus les bois de caribous recouverts de mousse à l’ouest du camp ? Le kaléidoscope de plastique déchiqueté pris dans les remous d’un torrent, sur la montagne, juste avant le spot à réseau ? Dans ce pays où jamais rien ne dépasse le stade de l’ébauche, tout compte. Le moindre empilement de pierres sur un col, la moindre station météo. Tout est bon pour meubler ce vide. »
MONTENEGRO
« Si Nora n’était pas aussi absorbée par ses fantasmes, si elle avait eu le droit d’assister à l’entrevue ou si elle avait pu se changer en mouche et pénétrer par la fenêtre entrouverte, elle verrait en ce moment même Vasko et Aden assis côte à côté, mains sur les genoux. En face d’eux, derrière un bureau massif en cocobolo, installé sous une rangée de diplômes dans des cadres dorés, le dénommé Zoran Milošević replie à l’instant la procuration signée par la mère de Vasko. Il saisit ensuite une enveloppe dont il sort une unique feuille de papier, rédigée à la main, dont il entreprend de faire la lecture, d’une voix égale et dans un monténégrin administratif que Vasko peine à comprendre. Si elle-même parlait cette langue, Nora apprendrait que la maison de Milan ne revient pas, comme tout le monde se l’imaginait, à son fils, Vasko, mais bien à son frère, Aden, qui tâche présentement de contenir sa jubilation alors que Vasko fronce les sourcils et demande au notaire de répéter la phrase, incrédule. Imperturbable, Zoran Milošević continue la lecture en annonçant que la maison s’accompagne d’importantes dettes. À cet endroit, il s’interrompt pour expliquer que son conseil professionnel serait de refuser cet héritage. Il reprend la lecture et si Nora était là, elle apprendrait que Milan avait souscrit, en Suisse, une assurance-vie, dont l’important capital revient de fait à son fils unique, Vasko. »
FRANCE
« Quand elle parle à Jeanne de sa vie lausannoise, Alix se sent désespérément banale, un cliché sur pattes. Oui, elle est cette femme de bientôt quarante ans, urbaine, célibataire, qui se prend des cafés à l’emporter en attendant le métro, qui passe à Genève pour un rendez-vous dans un bar du quartier des Grottes, à Zurich pour une conférence en marge du Film Festival, qui a ses habitudes dans les cinémas de Berlin (en février), Fontainebleau (en juillet), Venise (en septembre), Manchester et Varsovie (en octobre). En décrivant son existence, Alix a le sentiment d’en rajouter, de faire de la fiction. Existe-t-elle, son Europe de restaurants vegan et de boutiques bio, rigoureusement identiques de Barcelone à Helsinki, de la rue de Belleville à l’avenue de Tivoli ? Cette toile constituée par des vols low-cost tirés entre de grandes villes vibrantes ? Alix se surprend à penser à cette vie-là au passé, et à la troisième personne. »