Musique et photographie chez Nicolas Bouvier : le pouvoir de deux écritures ou le rêve de l’androgyne
Dominique Rybakov
Les amateurs de Nicolas Bouvier le savent tous, celui-ci plaçait la musique au sommet des arts, jusqu’à donner à son écriture un phrasé musical, à son vocabulaire la palette du figuralisme 2 de la Renaissance, et à ses clichés photographiques la force d’un point d’orgue ou d’un soupir. Avec lui, la musique se lit, la poésie a des couleurs et se chante, l’image s’écoute. Rêverait-il donc à un androgyne auquel il semble croire ? Car j’aime à penser que, chez Nicolas Bouvier, musique et photographie se reconnaissent tellement mutuellement qu’elles s’enrichissent de leurs différences pour ne plus former qu’un tout harmonieux. Il faut être, en effet, deux, à pouvoirs égaux pour assurer la symbiose que représente l’androgyne, car toute usurpation abusive se paie, et la victoire de l’un sur l’autre risque fort de signer, in fine, la mort de l’un ou de l’autre. Or, les photographies musicales de l’écrivain revêtent bien les attributs de l’une – la photographie – et de l’autre – la musique – dans une unité retrouvée, équilibrée.
Lire Bouvier a quelque chose de la traversée d’une immense partition où se mêlent l’Orient et l’Occident. Et pourtant ce n’est ni comme compositeur ni comme instrumentiste que son nom résonne à nos oreilles, mais bien comme écrivain et photographe.
Mon propos ne sera donc pas, ici, de traiter de la façon dont il conjugue écriture et musique, bien que les interactions soient évidentes, mais des liens qui l’unissent à la musique et à la photographie, cette photographie dont il a dit qu’il y était venu par désespoir et accident.
On a beaucoup glosé sur les rapports entre la littérature et la musique. Mais qu’ont donc en commun photographie et musique, si ce n’est leur paradoxe ? Immobilité de l’une, mobilité de l’autre. La photographie saisit l’instant, le fige. La musique le prolonge, de note en note. L’une est sourde et muette, l’autre aveugle. Il ne peut donc y avoir de relation fusionnelle entre ces deux arts. C’est cependant au coeur même de ce paradoxe que Nicolas Bouvier a saisi, ressenti leur complémentarité essentielle.
Porté par la musique qui est émotion pure – ne l’avoue-t-il pas lui-même quand il nous invite « à méditer sur Le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, admirable allégorie de la connaissance par la musique qui va, on le sait bien, plus loin que les mots 6 » –, il presse le bouton visuel qui l’exprime le mieux, celui de l’appareil photographique, évitant ainsi l’inévitable triangle esprit, mots, coeur. Car la photographie agit dans un espace de liberté d’interprétation qui fait fi des codes de la langue et rejoint, par là même, la musique. De l’oreille au coeur pour l’une, de l’oeil au coeur pour l’autre, l’impact émotionnel est immédiat et fait oublier tout repère culturel. « […] Un photographe japonais […] me fit remarquer que les photos n’avaient pas besoin d’être traduites 7 », note Bouvier.
La réponse au choix de la photographie est donc sans ambiguïté : elle constitue une somme considérable et sans équivalent de lectures musicales individuelles, autrement dit « la gravure d’un geste de lecture », pour reprendre les mots de Jean-Pierre Ouvrard 8.
Les photographies musicales de Nicolas Bouvier
Il existe trois formes de photographies que l’on peut qualifier de musicales : les portraits figuratifs de musiciens, la musique saisie sous la forme d’atmosphère et celle appréhendée sous sa forme symbolique ou conceptuelle, c’est-à-dire allant bien au-delà du fragment d’instrument ou du mouvement. L’oeuvre photographique de Nicolas Bouvier est porteuse de l’ensemble.
En noir et blanc pour ne pas distraire l’oeil, pour ne pas s’interposer entre le sujet et lui, il nous entraîne là où musique et photographie s’entreboivent pour se composer une existence commune, dans un tour du monde où l’on voit « des tilleuls qui savent tout Schubert par cœur ». Du Japon à l’Irlande, en passant par les Balkans.