Prologue
Abdou DIOUF
A l’école de Senghor
La langue est l’instrument central qui permet de se relier à l’autre, de communiquer avec l’autre, de vivre avec l’autre. Elle permet d’appréhender le monde et d’en percevoir le sens. Pour Heidegger, en tant que maison de l’Etre, la langue est aussi le lieu où la réalité se met à exister, le lieu où notre pensée et nos actions élisent leur domicile.
Répondant à votre invitation, et en pensant au philosophe allemand, me remonte à la mémoire ce jour d’octobre, aujourd’hui lointain, où, en franchissant le seuil de l’école primaire Brière de l’Isle à Saint-Louis du Sénégal, le matin de mon premier jour de classe, je franchissais aussi le seuil de ma nouvelle demeure. Quelque chose de merveilleux s’était produit dans ma vie de jeune écolier. Ce jour-là, la langue française était entrée dans ma vie. Amie et compagne fidèle, elle ne m’a plus jamais quitté.
Or c’était à Saint-Louis, la ville de mon enfance, ancienne capitale du Sénégal et de l’Afrique-Occidentale française. C’est là-bas, sur ce petit bout de terre chargée d’histoire, sur cette bande entre mer et fleuve, que j’ai effectué mon parcours scolaire. De mes classes primaires à Neuville à celles de mon secondaire au lycée Faidherbe où j’ai passé mon baccalauréat, j’ai vécu dans mes deux demeures, naviguant entre français et wolof, passant du toit de ma vieille langue maternelle à celui de ma nouvelle langue adoptive, dans le plus total bonheur d’un émerveillement juvénile dont le souvenir en moi est encore vivace.
Vieille ville française fondée en 1659, Saint-Louis du Sénégal a toujours été un lieu d’échanges et de brassages entre peuples et cultures. La diversité ethnique, religieuse, linguistique et culturelle lui était familière. Aujourd’hui encore, on y retrouve passages, traces et présences de quelques grandes figures de la diversité qui ont écrit quelques-unes des plus belles pages de son histoire. Faidherbe, Maurice Genevoix, René Caillié, Antoine de Saint-Exupéry et Jean Mermoz avec l’aventure de l’aéropostale, le philosophe Gaston Berger, père de Maurice Béjart, le célèbre chorégraphe du Béjart Ballet Lausanne, Galandou Diouf, ancien député au Palais-Bourbon, et Maître Lamine Gueye, premier africain docteur en droit de l’Université française, pour ne citer que ceux-là d’entre les plus connus.
Mais puisque vous avez souhaité interpeller, non pas le secrétaire général de la Francophonie, mais, comme vous dites, le Sénégalais amoureux de la langue française et successeur de Léopold Sédar Senghor, c’est tout naturellement vers ce maître parfait que je me tournerai pour vous apporter ma contribution.
Après Saint-Louis, Dakar et Paris, c’est à nouveau à Dakar, à l’ombre tutélaire de cet éducateur hors pair, que j’ai élu demeure, car si la langue française est notre maison, les circonstances de la vie, en me conduisant à ses côtés, m’avaient fait entrer dans l’une des plus solides demeures de la langue que nous avons en partage.
Par l’évocation de cette haute figure pour qui la langue française était au cœur de la carrière, de l’œuvre et de l’action, ne m’avez-vous pas facilité la tâche ? Contribuer à un ouvrage voué à la défense du français en ayant comme repère ce que fit dans ce domaine un professeur qui aimait expliquer les vertus de cette langue, la richesse de son vocabulaire et l’efficacité de sa syntaxe de subordination, rend l’exercice plus aisé, je l’avoue. C’est donc avec émotion et gratitude que je me tourne vers cet Orphée noir, qui, sa vie durant, fut l’un des plus talentueux défenseurs de notre belle langue française.
Je ne me lasserai jamais de répéter que grâce à Léopold Sédar Senghor, le Sénégal est le seul pays, ou l’un des rares pays, à disposer d’un Recueil de décrets et de circulaires relatifs à l’emploi de certains mots, à l’usage des majuscules et des virgules dans les textes administratifs. Ce document, j’ai eu l’honneur, à côté de lui, de le contresigner à l’époque, en ma qualité de premier ministre du Sénégal. Ce document et cet art de la pédagogie, mon pays les doit à la clairvoyance et au génie de cet homme d’exception qui pensait la langue française, langue officielle du Sénégal, en fonction de tous ceux qui l’ont apprise en venant à elle et qu’il a toujours voulu pousser à mieux la parler et l’écrire.
C’est que, professeur et grammairien, linguiste et poète, Léopold Sédar Senghor croyait fondamentalement à la valeur créatrice du signe, du symbole et des textes qui doivent conduire les affaires de la Cité. Connaisseur et grand avocat de notre belle langue française, il voulut, tout au long de son magistère, et sa vie durant, qu’elle fût parlée et écrite dans la vie quotidienne avec le maximum de rigueur et de perfection.
Je sais combien il était convaincu qu’une maîtrise de la langue s’accompagne nécessairement d’une clarté de l’esprit et, par voie de conséquence, d’une aptitude à raisonner et à élaborer des solutions.
Je l’ai vu mettre un soin tout particulier à surveiller le traitement de la langue dans les documents officiels, dans les rapports écrits et oraux. Ce souci n’a pas manqué d’apparaître à certains comme une coquetterie ou une manie intellectuelle. Pour avoir été le directeur de son cabinet, le secrétaire général de la présidence de la République, pour avoir été son ministre et son premier ministre avant de lui succéder à la tête de l’Etat du Sénégal, je puis, aujourd’hui encore, garantir que cette rigueur procédait d’une préoccupation beaucoup plus profonde.
Mon ami Erik Orsenna de l’Académie française, dans son dernier ouvrage Et si on dansait ?, en parlant de ce recueil, y rend un bel hommage à celui qui fut son compagnon sous la Coupole du quai Conti.
De Dakar à Québec en passant par Niamey, Kinshasa et Tunis, de Paris à Phnom Penh en passant par la Suisse romande et la Wallonie, de Hanoï à Bucarest jusqu’à Antananarivo, des femmes et des hommes, aux quatre coins du monde, dans des cultures diverses et souvent différentes, vivent sous la bonne étoile de cette langue qu’ils ont en partage et qui est aussi leur terre d’accueil, leur demeure.
Fenêtre sur le Jura
Jean Starobinski
La chose va de soi : pour moi, vivre, converser, écrire, rêver, cela se passe en français. Au point de n’y pas même penser, à la façon dont on ne donne pas d’attention, habituellement, à l’air que l’on respire. Il faut que je me détache de moi-même pour m’apercevoir écrivant et pensant en français, dans les catégories du vocabulaire français, pour un destinataire que je suppose français, ou francophone, ou simplement apte à lire ce qui s’écrit en français. Durant mon enfance, je n’ai connu que les traces d’un parler dialectal : quelques vocables, des accents de quartier, une distinction à faire entre termes genevois et termes vaudois (qu’on pouvait ramener des vacances passées sur La Côte ou dans le Chablais). J’ai sans doute acquis quelques « romandismes » ou quelques « helvétismes » : ils me sont devenus imperceptibles. J’y tiens. Je ne démordrai pas de septante et nonante. Je fais mon tri parmi les néologismes. J’en invente parfois pour mes besoins personnels. On m’a appris que la seule règle est l’usage, que les divers « créoles » ont leur raison suffisante. L’école genevoise de linguistique, Saussure, Bally, Frei font le même accueil aux normes et aux fautes, car toutes les langues vivantes bougent. Mais je me sens malheureux quand la langue française est mise à mal dans les circonstances trop fréquentes où une parole simple et juste paraît n’avoir plus la possibilité d’exister. Il peut arriver qu’une langue soit bousculée en vue d’un surcroît d’expression. Le plus souvent, aujourd’hui, c’est de façon moutonnière, paresseuse, conformiste. Ce n’est pas alors l’anglais qui gagne du terrain (honneur à la boxe et au tramway), mais la langue réglementaire et publicitaire.
En tournant la tête, quittant la page commencée, j’aperçois la longue crête du Jura. C’est terre française, mais c’est un repère familier. Ma rêverie suit la blancheur de la neige se découpant sur le bleu du ciel. Je n’y perçois aucune ligne de séparation. (Il n’en allait pas ainsi pendant la guerre.) J’ai la certitude que la langue qui se parle par-delà, plus loin que ne porte mon regard, est identique à celle dans laquelle j’ai grandi. A quelque pas de mon logis coule l’Arve, c’est-à-dire les eaux du Mont-Blanc qui se hâtent de rejoindre le Rhône, lequel prend la direction du Sud, vers Lyon et la Provence. Les eaux venues de Suisse et de France se mêlent.
Il y eut pourtant des patois, des écarts marqués. Genève, dans ses murailles, fut autrefois un bastion protestant et républicain, aux abords de la Savoie et de la France. Rousseau avait trouvé dans cette situation exceptionnelle l’une de ses grandes ressources de séducteur: il s’est complu à se proclamer différent, tout en faisant le plus bel usage littéraire de la langue française. Et ce fut aussi pour provoquer et pour séduire le public français qu’il se fit le truchement de la poésie et de la musique italiennes. Il sema son roman d’épigraphes de Pétrarque dans la langue originale. Il rêva de traduire La Jérusalem délivrée dans son intégralité ; il publia à Paris, en 1749, des chants de gondoliers vénitiens (Canzoni da Battello). A l’époque où l’Europe parlait français, Genève et Neuchâtel furent des centres d’édition très actifs, souvent pour des publications que la censure n’eût pas autorisées en France. De l’Esprit des lois parut à Genève. C’est à Zurich que Diderot, à l’invitation de Gessner, auteur d’idylles en allemand, fit imprimer Les Deux Amis de Bourbonne, un récit qui n’avait rien de pastoral. Je ne voudrais pas faire l’éloge du français sans faire l’éloge d’un certain polyglottisme. Presque tous les grands écrivains français ont su le latin !
Bien sûr, au siècle dernier, nous apprenions fort bien une seconde langue nationale, l’allemand, et parfois une troisième, l’italien. D’où il résulta que nous fûmes souvent en situation d’intermédiaires. Avec le français que nous possédions, nous pouvions transmettre, — traduire. Une recherche a-t-elle été faite sur la contribution des traducteurs suisses romands à la réception d’œuvres étrangères en France? La traduction fut une activité de philosophe : Jeanne Hersch et ses amis donnant la version française des principales œuvres de Karl Jaspers ; Philibert Secrétan traduisant Edith Stein. Mais aussi une activité de poète : Gustave Roud et Philippe Jaccottet traduisant Hölderlin à la hauteur du texte allemand. Philippe Jaccottet est aujourd’hui l’un des poètes les plus lus et commentés en France (son œuvre fut au programme de l’agrégation en 2004). Mais son « métier » fut celui du traducteur : nous lui devons Rilke et Musil en français, des textes capitaux d’Ungaretti, et de surcroît divers romanciers italiens. Mon maître de grec au collège, Edmond Beaujon, traduisit plusieurs ouvrages de Hermann Hesse. Chargés d’enseigner la littérature française, Marcel Raymond, Albert Béguin, Jean Rousset furent « lecteurs » dans les universités allemandes, avant de poursuivre leur carrière à Genève ou à Bâle. Claire et Marcel Raymond traduisirent l’historien de l’art Heinrich Wölfflin ; Rousset les poètes religieux du XVIIe siècle. Albert Béguin traduisit Jean-Paul, E. T. A. Hoffmann, Adalbert Stifter. Durant la guerre, il dirigea la collection des Cahiers du Rhône, qui fit honneur à la poésie française. Après la guerre, il devint le rédacteur d’Esprit, tout en se vouant aux inédits de Bernanos. Etienne Barilier, traducteur de Bachofen, de Dürrenmatt, continue aujourd’hui cette tradition, comme le fait aussi Marion Graf, traductrice de Robert Walser.
Mais pourquoi ces rapprochements entre Européens paraissent-ils aujourd’hui si lointains ? Les figures que je viens d’évoquer, pour la plupart, appartiennent au milieu du siècle dernier. Elles sont exemplaires. Il restait encore beaucoup à faire dans le sens qu’elles indiquaient. De grandes tâches nous étaient transmises. Mais la scène a changé. L’évidence prévaut que l’étape européenne du rapprochement des cultures, celle de l’écoute mutuelle entre voisins a été hâtivement sautée. La mondialisation s’opère dans les formules semi-abstraites de la science rigoureuse et de l’économie. Son véhicule est une langue utilitaire à base d’anglais simplifié, d’acronymes, de lettres et de chiffres. Ce sont des formules plus que des mots. Et ce n’est donc pas l’anglais des poètes, ni celui des juristes. Nous ressentons alors plus vivement qu’auparavant ce qui ne doit pas être esquivé, ce qui demeure indispensable : un dialogue chargé de sens. Pour l’établir et le soutenir, la langue française n’a rien perdu de ses pouvoirs, pour autant que nous la maintenions apte à ce rôle.
Version modifiée et augmentée d’un texte paru dans Eclat et fragilité de la langue française par Jean Dutourd et ses amis, Editions France Univers, 2008.