Rousseau
Chillon ne devient internationalement célèbre qu’à partir du moment où Jean-Jacques Rousseau a voulu y situer un épisode majeur de La Nouvelle Héloïse. En effet, ce roman est à l’origine d’un phénomène tout à fait nouveau : la formation d’une communauté de lecteurs qui n’a de cesse de rencontrer son auteur et de visiter les décors de son intrigue. Or le château de Chillon, ou plutôt les eaux profondes qui l’entourent, sont le théâtre de l’accident qui causera la mort de Julie, l’héroïne du roman. Voilà qui suffit à jeter une ombre lugubre sur le château et ses environs. Chillon est pour Rousseau un étrange point sombre posé sur la rive claire et riante du lac, rive qui est par ailleurs opposée systématiquement à la rive savoyarde, aride et triste.
Julie ou La nouvelle Héloïse : lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes
Ah Monsieur ! Ah mon bienfaiteur ! que me charge-t-on de vous apprendre ?…. Madame !…. ma pauvre maîtresse…. Ô Dieu ! je vois déjà votre frayeur…. mais vous ne voyez pas notre désolation…. Je n’ai pas un moment à perdre ; il faut vous dire,…. il faut courir…. je voudrais déjà vous avoir tout dit…. Ah que deviendrez-vous quand vous saurez notre malheur ?
Toute la famille alla hier dîner à Chillon. Monsieur le Baron, qui allait en Savoie passer quelques jours au Château de Blonay, partit après le dîner. On l’accompagna quelques pas ; puis on se promena le long de la digue. Madame d’Orbe et Madame la Baillive marchaient devant avec Monsieur. Madame suivait, tenant d’une main Henriette et de l’autre Marcellin. J’étais derrière avec l’aîné. Monseigneur le Baillif, qui s’était arrêté pour parler à quelqu’un, vint rejoindre la compagnie et offrit le bras à Madame. Pour le prendre elle me renvoie Marcellin ; il court à moi, j’accours à lui ; en courant l’enfant fait un faux pas, le pied lui manque, il tombe dans l’eau. Je pousse un cri perçant ; Madame se retourne, voit tomber son fils, part comme un trait, et s’élance après lui….
Ah ! misérable que n’en fis-je autant ! que n’y suis-je restée !…. Hélas ! je retenais l’aîné qui voulait sauter après sa mère…. elle se débattait en serrant l’autre entre ses bras…. on n’avait là ni gens ni bateau, il fallut du temps pour les retirer…. l’enfant est remis, mais la mère…. le saisissement, la chute, l’état où elle était…. qui sait mieux que moi combien cette chute est dangereuse !…. elle resta très longtemps sans connaissance. À peine l’eut-elle reprise qu’elle demanda son fils…. avec quels transports de joie elle l’embrassa ! je la crus sauvée ; mais sa vivacité ne dura qu’un moment ; elle voulut être ramenée ici ; durant la route elle s’est trouvée mal plusieurs fois. Sur quelques ordres qu’elle m’a donnés je vois qu’elle ne croit pas en revenir. Je suis trop malheureuse, elle n’en reviendra pas. Madame d’Orbe est plus changée qu’elle. Tout le monde est dans une agitation…. Je suis la plus tranquille de toute la maison…. de quoi m’inquiéterais-je?…. Ma bonne maîtresse ! Ah si je vous perds, je n’aurai plus besoin de personne…. Oh mon cher Monsieur, que le bon Dieu vous soutienne dans cette épreuve…. Adieu…. le Médecin sort de la chambre. Je cours au devant de lui…. s’il nous donne quelque bonne espérance, je vous le marquerai. Si je ne dis rien….