Sierre, lundi matin [juin 1942]
Lundi matin, juin 1942
Maurice chéri,
J’ai besoin de t’écrire tout de suite pour t’expliquer certaines choses.
Oui, tu as dû me trouver parfois insouciante à ton égard et t’en étonner. Je regrette
infiniment, hier, de t’avoir causé de la peine de cette façon involontaire. Mais vois-tu, Maurice, il m’est arrivé d’être si mal aimée, j’ai reçu de tels coups de baguette sur les doigts, qu’il m’en est resté une grande peur d’être importune et le besoin aussi de me réfugier dans des personnages imaginaires, pour me fuir, ceux des nouvelles ou du roman.
Alors tu comprends, Maurice, il y a ce qu’on appelle des « blancs » en moi, des coupures, disait Germond; et dans l’ordre des sentiments je sais que je puis être froidement cruelle sans l’ombre d’un remords.
Mais que toute cette vague psychologique me semble idiote ! !
Je veux la laisser pour te dire, mon Maurice chéri, que tout change maintenant à cause de toi, de toi qui es grand et beau. Ma tendresse va pouvoir s’épanouir et se donner puisque tu l’aimes. Elle est heureuse ma tendresse de fleurir sur toi, elle n’est plus effrayée. Cette vie est très nouvelle pour elle, il faut qu’elle apprenne.
Mon rêve maintenant, si je m’écoutais, oh ! il est bien simple, ce serait de vivre avec toi n’importe où, dans la chambre la plus misérable- ça me serait égal- et de te préparer tes repas, t’entendre et te raconter des histoires, te regarder et ne rien dire, me promener avec toi ou écrire toute la journée et, le soir, te bercer dans mes bras. Tu serais mon mari et mon <bouebette > à la fois, et la béliote serait pleinement heureuse.
Je pourrais aussi, de mon côté gagner un peu de quoi vivre avec d’autres livres si Théoda a du succès, et j’aurais toujours du plaisir à en écrire.
Maurice Chappaz, je repense à votre visage sous la lune, à votre regard… Je voudrais les revoir. Je reviendrai un soir vous surprendre.
Maurice Chappaz, un jour j’écrirai tout ce que vous êtes pour moi, tout ce que je vois, maintenant je ne puis le dire.
Vous ne me ferez jamais de mal, n’est-ce pas Maurice Chappaz?
Et même si vous m’en faites, je vous aimerai toujours.
Je suis un peu tremblante. Quand donc cesserai-je d’avoir peur en amour ? Tu as su pourtant m’inspirer une si grande confiance.
N’est-ce pas Maurice Chappaz? Je voudrais pleurer dans tes bras.
Ta Fifon âcre-douce
P. S. Je n’aime pas mes lettres. Je ne m’aime pas.
Sierre, le 9 juillet 1942
Maurice Chéri,
Je n’ai pu souffrir de la séparation tant j’étais enveloppée de bonheur, et ce bonheur qui est Toi c’est seulement aujourd’hui que je le sens s’éloigner.
Je t’appelle, Maurice ! Je voudrais t’avoir devant moi, prendre dans ma main ton menton têtu, me perdre dans le labyrinthe noir doré de ton regard où l’on rencontre, selon les détours, la bête fauve, le doux chevreuil, l’archange et le prince de Bali. Je voudrais égarer mes doigts dans la forêt de tes cheveux qui savent houpper quand le peigne-gendarme, géant et rose, les oublie. Je voudrais me promener avec toi dans la campagne de la ville des curieux, secrètement irriguée par des eaux muettes et sans transparence, suivre les chemins qui sonnent creux le long des peupliers, et retrouver sous le saule, pour y dormir avec toi, la couche de foin que tu avais su me préparer. Le vent de ton pays sait rendre vivantes les écharpes des fées, et toi tu sais les aimer.
La salle à manger où je t’écris subit en ce moment une invasion, la traditionnelle invasion estivale des fourmis volantes. Elles barbouillent ma lettre, se noient dans mon encrier, se promènent autour de mon cou, tambourinent l’abat-jour, et m’obligeront à fuir. Je monte dans ma chambre.
Ici, j’ai la paix et je puis tranquillement penser à toi. Hélas, l’une d’elles m’a suivie. Je la tue. Elle ressuscite au sommet de la page. Je la tue. Connais-tu cela : le cauchemar des fourmis volantes? Mais je ne leur en veux pas, elles font partie de l’été.
Cet après-midi, lorsque j’étais à peine au début de ma lettre, j’ai entendu appeler dans le jardin, et j’ai vu, debout sur le mur de l’escalier aux petites roses rouges, Hauriet accompagné de Chevalley. Je les ai installés sous la loggia avec du vin et un goûter et nous avons bavardé jusqu’à sept heures. Je te raconterai. Tu as l’intention, paraît-il, de les retrouver un jour dans le Val d’Anniviers. (Je leur ai dit aussi de passer à Chandolin) Oh! Maurice, se revoir, là-haut!…
Tu étais si beau, mon petit roi de Bagnes, pendant notre voyage et j’étais si bien avec toi.
Tu m’as dit des choses qui m’ont tellement touchée et que je n’oublierai pas. Mais je sais aussi que parfois nous rêvons, oui nous rêvons. Ça ne fait rien.
Tout était beau. Te souviens-tu des griottes transparentes et comme éclairées de l’intérieur, de l’odeur presque trop forte des troènes, de la < mâture > blanche des bateaux ?
Maurice chéri, je m’ennuie de toi. Tu me sembles si loin maintenant ! J’aime trop ta présence pour apprécier l’absence. Dire qu’autrefois je vivais surtout pendant l’absence, avec ceux que j’aimais. Je les savourais de loin, je confectionne mes amours avec la même patience énervée que je mettais à coudre mes pantins, ct comme eux je les parais de velours, de plumes, de passementeries et je leur peignais des yeux verts étranges.
Avec toi, je n’ai rien besoin d’ajouter, tu es si grandement merveilleux qu’il me faudra des éternités avant de faire le tour de ce pays que tu es.
C’est aussi mon pays, n’est-ce pas?
Donne-moi la main et tiens-la bien fort dans la tienne, ainsi je ne mourrai jamais.
Tu es mon ami, mon enfant, mon frère, mon père, mon dieu.
Je t’aime et je sais que je n’aimerai plus que toi.
Nous ne pourrons plus jamais être perdus puisque nous nous sommes trouvés une fois.
Maurice chéri, je mets mes bras autour de ton cou et je donne mille baisers à ton visage,
à ton corps, à chaque petite égratignure,
ta Fifon
Le Châble, samedi 11 juillet [1942]
Chère Fifon,
Aucune fourmi ailée n’emplit la chambre du galetas où j’ai mes livres. J’écris avec patience le texte de Finges.
Parfois je suis presque au désespoir non point certes de ne rien trouver, de rencontrer le vide de soi-même, je suis riche non seulement en multiplicité de choses mais en connaissance aiguë, profonde mais l’expression est lente et misérable. Je m’escrime à vouloir faire rejoindre par ce qui est écrit ce qui est compris en moi. J’ai même une certaine angoisse. J’ai hâte de finir cela qui est peut-être une erreur et de reprendre le poëme auquel je songeais et cette fois écrire sera non seulement acquérir quelque chose pour toujours comme cela a été mon ambition vis-à-vis des choses que j’aimais mais plus encore, une espérance pour l’avenir, un gage. J’ai quelques craintes. J’ai besoin de me prouver à moi-même que je suis véritablement poëte. Et « Tout le monde sent, seul le poète exprime » (Max Jacob).
Chère Fifon, je t’envie parfois. Je n’ai rencontré personne qui sait autant que toi être heureuse. J’ai trop de désir mais peu à peu je saurai être détaché tout en désirant beaucoup. Je réfléchis souvent à la façon d’être, de vivre, de travailler. J’admire ton infaillible instinct (les erreurs viennent de ton imagination) mais je crains un peu la véritable puissance que tu as de vivre pour toi.
Je t’aime, Fifon, voudras-tu tout me donner de toi-même, depuis les choses les plus humbles, les plus faites de patience jusqu’aux plus grandes, mais cela c’est l’amitié, ce que j’aime et que je redoute ce sont tous les secrets mouvements de ton cœur. Tout ce que je fais ici, par quelque côté se rapporte à toi. Cet écrit: j’ai hâte de terminer la description d’un voyage à pied jusqu’à Loèche et d’arriver au moment où je parle de toi. Je lis Vacances de Julien Lanoë ; il est question de Proust, j’ai une ardente curiosité pour quelques lignes parce qu’il s’agit de l’amour et de Proust que tu m’as dit aimer beaucoup. Je happe le numéro de L ‘Abeille de la main du facteur pour voir s’il y a quelque chose de toi, bien ou mal je m’en fiche, c’est pour essayer de découvrir même dans un texte qui peut être banal, grâce à certaines formes, certaines expressions ce que tu es. Je ne dis pas un mot de toi à mes proches, ce qui fait que j’ai un bœuf sur la langue, je tâche pourtant de faire en sorte qu’ils me disent quelque chose d’élogieux ou d’admiratif à ton sujet. Joie de m’entendre de nouveau affirmer combien tu leur paraissais belle lorsqu’ils t’ont aperçue à Martigny et à Châble (la façon dont tu marchais, dont tu te tenais, l’« allure» etc.), malicieux plaisir devant leur éblouissement en apprenant tes conférences à la radio ou devant « un public d’intellectuels » à l’Auberge de l’Onde ou en voyant ton portrait qui s’étale sur la couverture d’un périodique alors que moi je m’évertue à leur expliquer afin qu’ils ne se fassent pas d’illusions à mon égard que les vrais poètes sont toujours critiqués, vilipendés, considérés connue des êtres nuisibles, paresseux et pervers, qu’au mieux on a honte d’eux … Mais peu m’importe s’ils t’admirent à cause d’un malentendu et non pour de vrais motifs dont certains pourraient les scandaliser. Ils ne me connaissent d’ailleurs pas bien moi-même.
Le seul «but dans la vie» pour moi, la seule inégalable satisfaction c’est d’être aimé et je subordonnerai tout à cette passion. J’ai envie de gagner tous les êtres bien que je rencontre, enfants, amis, femmes, personnes déjà âgées et sages, conquérir leur cœur. Je voudrais presque qu’ils donnent leur vie pour moi. Chère Fifon, je me demande quelles seront tes pensées en lisant ces lignes qui ont peut-être l’air sottes. Mais vois combien j’ai besoin d’amour et l’importance que j’y attache et alors si tu savais tout à la fois l’estime, l’amitié, l’amour que j’ai pour toi.
Tu es mêlée à toutes mes pensées, je recrée ton beau visage quand tu arrangeais tes cheveux flottants et dorés, l’autre matin à la fenêtre, je revois le geste assez brusque des bras, j’ai envie de te prendre, te serrer contre moi et de t’embrasser
Maurice
Adieu, travaille bien à Théoda.
Aimé particulièrement dans« La Chute » ce qui avait trait au corps de l’homme saoul, à Émilie, cette phrase : « il allait au vin comme il serait allé aux fenunes … ».
Mais je ne l’ai pas trouvé comparable à un chapitre de la première partie de Théoda, n’y subissant pas comme là le charme intense de la poësie et d’une délicatesse féminine qui s’épanouissait malgré la violence de l’œuvre. C’est bien d’ailleurs, c’est dépassé. Une grande unité mais cela me semble encore durci parfois presque figé. Je rougis de me poser en critique devant toi, je n’en ai d’ailleurs aucunement la prétention. Je suis un collègue pas meilleur que toi en poésie, tu n’as qu’à achever ce que tu es en train de faire. Adieu je t’aime.
Maurice
Je t’aime plus que je ne saurais le dire.
Mon programme. Arrivée vendredi à Bagnes par poste de 14 h. Départ de Sierre 11 h 52.
Poste à Saint-Luc à 10 h du matin(?).
Samedi- Dimanche- Lundi au mayen.
La Forêt verte- Le lac des Vaux- Le vieux château dans la forêt près de l’abîme- Un autre sentier des Coqs.
Sierre, le 9 septembre 42
Cher Maurice,
J’ai perdu la paix et le bonheur. Je n’ai envie que d’une chose : aller me cacher dans un coin perdu et y vivre tout à fait seule.
Ici, aux côtés d’un tyran (et je crois que tous les hommes sont des tyrans) je dois dépenser chaque jour une grande somme d’énergie uniquement pour respirer et penser librement. Car il ne m’empêche pas de travailler, au contraire il désire que j’écrive Théoda, mais comme il est persuadé qu’il est le seul homme sur la terre qui voit juste et que tous les autres sont borgnes ou idiots, ce sont discussions interminables : politique, religion, littérature, qui me tuent.
Je suis morte de fatigue. Je n’ai même plus la force de t’aimer. Je voudrais partir, vivre seule. Je hais les hommes, je hais les tyrans. Je ne demande qu’une chose: la paix.
Fifon
P. S. S’il ne s’agissait que de discussions ou d’idées opposées, tu pourrais dire que je suis sotte de m’en inquiéter. Mais il s’agit de bien autre chose. Il y a un drame dans tout ceci, celui de l’artiste qui sent que son œuvre n’est pas assez admirée. Malgré ma bonne volonté, il sent des réticences de ma part et il en est blessé, il en cherche les raisons et il en trouve de très logiques dans un monde faux qu’il imagine. Il se fait de nous une image erronée. Je me fatigue à nous défendre, cela ne servira à rien. Et si je ne dis rien, si je ne proteste pas, il dira que je suis gueurgne et que je fais la tête.
Je ne veux plus vivre. Je ne sais pas comment faire. Et rien ne peut m’aider. Je refuse l’hypocrisie et l’habileté qui en est une des formes.
Et ce qui accentue le malaise, c’est que je l’aime et que je suis navrée de ne pouvoir dire oui à tout ce qu’il fait et pense. Et remarque que je me fais le plus souple possible, que jamais je n’envenime, mais c’est lui qui provoque continuellement. Je suis malade. J’aimerais bien mieux être en prison comme R[ossa] et qu’on me foute la paix.