Domaine français
Parution Déc 2023
ISBN 978-2-88907-408-2
1212 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Avec la collaboration de Jérôme Meizoz & Pierre-François Mettan Postface: Marie-Laure König, Fabrice Filliez, Céline Cerny

Domaine français
Disponible

Maurice Chappaz & Corinna Bille

Jours fastes. Correspondance 1942-1979

Domaine français
Parution Déc 2023
ISBN 978-2-88907-408-2
1212 pages
Format: 140 x 210 mm

Avec la collaboration de Jérôme Meizoz & Pierre-François Mettan

Résumé

Cette correspondance est un document d’histoire littéraire de premier plan. Il fournit d’une part de précieuses informations sur la vie des années 1940 à 1975 en Suisse romande, et suscite d’autre part réflexion en matière de littérature, notamment sur le lien entre cette « province française qui n’en est pas une » (Ramuz) et ce qui se joue à Paris. Il soulève enfin des questions culturelles à plus large échelle, d’ordre économique et social. Nous avons là ce que les historiens appellent des « archives de la vie privée ». Apprenant par exemple le choix de Corinna Bille de vivre seule, en 1944, à Lausanne pour la naissance du premier enfant alors qu’elle est toujours mariée ailleurs, le lecteur découvre comment une femme démunie peut rester coquette et suivre les conférences savantes de Charles Albert Cingria sur la musique médiévale ; puis, mère au foyer de trois enfants en Valais, région de tradition très catholique, comment elle parvient à se ménager une fenêtre dans sa journée pour écrire. Les différends entre les deux époux au sujet de l’alimentation et de l’éducation sont d’autres éléments aussi passionnants.
Elle, Corinna, rêve d’une « chambre à soi » (selon l’expression de Virginia Woolf) mais aussi de voyages lointains. Lui, Maurice, toujours sur la route, passe de périodes de grande vitalité à des moments d’abattement et de mélancolie. La lettre devient une méditation qui lui permet de s’expliquer. Ce qui frappe, c’est la continuité et la longévité dans l’attachement.
A l’interface de la vie privée et publique, le genre de la correspondance se lit autant comme un documentaire que comme une fiction romanesque, en tout cas pour ce qui est de cette exceptionnelle saga conjugale.

Première parution en 2016

 

Auteur·ices

Maurice Chappaz

Maurice Chappaz, né en 1916, est décédé le 15 janvier 2009. Poète, prosateur, pamphlétaire –  Les Maquereaux des cimes blanches est un livre emblématique de son œuvre et n’a pas vieilli depuis 1976 –, il était devenu un écrivain prophétique qui combattait contre la dégradation de la terre et en particulier de la montagne. Jaccottet dit de lui : «A l’image d’un Rimbaud, il avait l’élan d’un adolescent-poète qui a su maintenir la grâce une fois la jeunesse finie. J’étais émerveillé par sa vivacité d’esprit.»

Corinna Bille

Corinna Bille (1912-1979), romancière et auteur de nouvelles proches du fantastique, excelle dans les fictions courtes. Elle a reçu en 1975 la Bourse Goncourt de la nouvelle pour La Demoiselle sauvage. Dans un monde cartésien, informatisé, son œuvre propose un retour aux sources et une quête de l’unité primordiale.

Dans les médias

« … ça et là émergent [dans la correspondance] des reflets d'intimité, plus quotidiens et prosaïques que sensuels, [et le] dialogue épistolaire se révèle comme un document sociologiquement précieux pour qui s'intéresse à l'évolution de la littérature, partant de la vie culturelle romande depuis la dernière Guerre mondiale jusqu'à la décennie qui suivit les événements de Mai 68 à Paris. (…) » Gilbert Salem

« Un monument à l'image des deux écrivains.

(…) 1200 pages de lettres enflammées où les questionnements sur le travail d'écriture et sur la (sur)vie du couple, où les explosions de bonheur et de chagrin, où les reproches et les réconciliations se bousculent sans que jamais l'ardeur des deux partenaires ne fléchisse. (…) La famille y occupe une grande place, surtout les trois enfants de Corinna et Maurice. Ils sont l'œuvre d'une vie, un peu comme les romans, les nouvelles et les poèmes de Bille et Chappaz, à la génèse desquels on assiste. (…) Il faut s'occuper de sa progéniture comme de sa prose. Trouver le bon logement, la bonne nourriture et les bonnes écoles pour les enfants. Le bon contrat et les bons éditeurs pour les textes. Un travail mené de concert, souvent dans la difficulté, car le temps manque, les deniers aussi. Elle est autoritaire, lui est plus conciliant. Mais la nature les calme. Elle est un personnage à part entière, qui leur offre un réconfort inestimable.

(…) Les lettres viennent de partout. Elles s'échangent dans un mouvement qui donne le tournis. (…)  »Il faut comprendre cette correspondance comme une suite de l'échange amoureux entre un homme et une femme qui ont voulu, pour préserver leur liberté dans le travail, éviter une vie commune quotidienne. Les lettres étaient donc pour eux un moyen de communication indispensable leur permettant non seulement de se transmettre leurs sentiments, mais aussi de s'envoyer totue sorte d'informations pratiques liées à la gestion du ménage ou au réglement de tel ou tel problème administatif« , confie Jérôme Meizoz. Cette banalité du quotidien est toutefois contrebalancée par une foule de réflexions et d'impressions sur la Provence, l'Italie, l'Afrique et l'Asie où les deux écrivains se rendent… séparément; sur la vie littéraire et artistique de l'époque également. (…) » Ghania Adamo

« … la lecture de cet échange affirme et souligne l'éloignement géographique [des deux écrivains], leurs retrouvailles, le sédentarisme de l’un, le nomadisme de l’autre, les rôles pouvant s’inverser. (…) un recueil plein de sens et d’émotions, où l’écriture est reine. Souveraine. » Pascal Déacaillet

Lire l'article entier ici

« … L'ouvrage est une mine d'or d'informations précieuses (…) Totalement indispensable. »

Extraits d'un entretien entre Anne Pitteloud et Jérôme Meizoz:

« (…)

AP: Dans quelle mesure les lettres ont-elles contribué à façonner [l']amour [des deux écrivains] de façon presque idéalisée?
JM: Ils ont inventé une distance amoureuse qui permettait de considérer l’autre sous une forme à demi imaginaire, d’en faire une figure littéraire à qui l’on s’adresse par écrit. Ils se sont ainsi construit une vie en parallèle à la vie réelle très ordinaire. C’est aussi ce qui fait le sel de ces lettres. Elles ne sont jamais coupées du quotidien et de ses détails pratiques, et il y a en parallèle comme un deuxième «couloir», cette autre vie plus élevée, cet amour absolu.

(…)

On y parle de la chasse au lynx, de retour en Valais, mais rien sur la guerre ni sur les luttes sociales qui ont suivi (droit de vote des femmes, AVS) ou sur Mai 68…
– C’est vrai. Il y a d’abord à cela une explication culturelle. Les femmes n’ont pas le droit de vote avant 1971: les hommes parlent peu de politique avec elles, puisqu’elles en sont exclues d’emblée. A Paris en Mai 68, Maurice Chappaz commente les événements dans des lettres à Jean-Marc Lovay, pas à Corinna. Peut-être en parlaient-ils de vive voix? La correspondance laisse beaucoup de sujets dans l’ombre, ce qui ne signifie pas qu’ils ne sont pas abordés oralement. Reste, pour les  lettres, tout ce qui doit être écrit: l’amour, l’organisation pratique, les commentaires sur les textes, les tractations littéraires. (…) »

Lire l'entretien en entier ici

De leur rencontre en 1942 au décès de Corinna Bille en 1979, les deux écrivains se sont beaucoup écrit de lettres. Cet échange épistolaire est rassemblé dans une édition dirigée par Jérôme Meizoz (Unil) intitulé « Jours fastes. Correspondance 1942-1979 » de Corinna Bille et Maurice Chappaz (Zoé).

Jérôme Meizoz est au micro de Christine Gonzalez.

« Leur correspondance sur près de quarante ans révèle la ferveur de leur union et de leur engagement dans l’écriture

Quelle traversée ! La lecture de la correspondance entre le couple d’écrivains Corinna Bille et Maurice Chappaz engendre beaucoup d’émotion. (…)

Les lettres tout à la fois écornent la légende et la dépassent. Les tensions et les crises conjugales ont été fortes. Mais la permanence de l’attachement, de la proximité sentimentale et créative, de l’envie de partager expériences, doutes littéraires et quotidien, l’expression sans cesse renouvellée de l’amour dans les lettres, impressionnent. Amants, parents, époux, amis, écrivains et voyageurs, leur correspondance comprend les récits de chacun de ces états. Si elle est si riche et si intense, c’est aussi qu’elle a été le pont entre deux êtres qui avaient fait le choix de vivre « à bonne distance », partageant le même toit par intermittence seulement, guettant les échappées solitaires pour pouvoir écrire. (…) »

Lisbeth Koutchoumoff

« … Trente-sept ans de vie non pas commune mais parallèle, et commentée par deux plumes aigues, font de cette correspondance un témoignage émouvant et âpre de ce qui reste, somme toute, le petit ordinaire, le fonds commun des couples, quels qu'ils soient, sauf que leurs langues à eux ont la minutie attentive de la poésie: l'incandescence première des corps, les crises et jalousies surtout dues à ces mufles  »petites vanités d'homme«  (p.444), l'expérience de la durée, la survenue de l'âge et son fruit: la tendresse. Tendues par la certitude que chacun entendra les plus fines inflexions, même leurs formules les plus banales (adresse, salutations,…) sont délicatement ajustées. (…) » Noël Cordonier

« (…) Entre cheminements d'écriture, soucis du quotidien et regard sévère sur ce Valais qui se dénature, la correspondance entre Corinna Bille et Maurice Chappaz raconte l'intimité d'un couple de créateurs dont les doutes et les luttes intérieures n'ont rien à envier à leur légende… » Anne-Sylvie Sprenger

« …un chant d'amour passionné et difficile, un témoignage sur le travail de deux grands écrivains et un éclairage sur une époque de grandes matations sociales et politiques. Des photographies soulignent la beauté et la joie panique qui émane de ce couple si peu conventionnel. » Isabelle Rüf

« …Cette lecture est un parcours de vie qui tient en haleine les lecteurs-trices à l'instar d'un roman: on perçoit mieux à chaque nouvelle page les joies et désirs, les tourments des deux époux. Les détails précis des lettres nous donnent aussi une vue extrêmement vivantede la réalité des années d'après-guerre. (…) » Annette Zimmermann

« …Au plus fort de leur passion amoureuse et littéraire comme au plus difficile de leur histoire, Corinna Bille et Maurice Chappaz font exister leur relation – mi-imaginaire et mi-réelle – par ces lettres, 700 lettres, qui vont de l'échange anodin, de citations d'autres écrivains à de petits récits magnifiques en passant par des réflexions profondes, traversées de certitudes et de doutes, entre ce qui est dit et ce qui ne l'est pas. Leur teneur évolue tout au cours de leur vie, mais la force n'en fléchit jamais. (…) Quarante ans de vie ainsi écrite donnent à entrer dans le vif d'une relation authentique, dans laquelle l'imagination joue le rôle d'un révélateur que chacun des deux compères fait résonner en retour à sa guise. L'acuité de leur perception, inscrite dans des lettres parfois banales en apparence, grandit aussi au fur et à mesure et c'est sûrement ce qui fait de cette correspondance un livre si poignant, si étonnant. Nous voyons naître des écrivains, grandir leur puissance littéraire, nous les voyons se stimuler mutuellement, se soutenir par une admiration réciproque. Le roman d'un amour et d'une vraie fidélité (à la personne plutôt qu'aux codes) se double d'une passion artistique, un amour essentiel des mots (…). » Françoise Delorme

« … L'étonnante correspondance de Maurice Chappaz et Corinna Bille(…) illustre magnifiquement (…) le double aspect non conformiste de la chevalerie poétique vécue par le couple et ses amis en leur jeunesse et la prise en charge plus prosaïque d'une famille et d'un patrimoine défendu avec une rigueur, voire une âpreté qui pouvait faire passer Chappaz pour un rapiat. (…) » Jean-Louis Kuffer

« Deux géants de la littérature valaisanne, Corinna Bille et Maurice Chappaz se sont écrit pendant 30 ans. Entre 1942 et 1979, le couple s’est échangé 700 missives. Toutes publiées dans  »Corinna Bille Maurice Chappaz – Jours fastes« , paru en 2016 chez Zoé. »

Réécouter l’émission « Versus-lire » présentée par Marlène Métrailler ici

« Chappaz et Bille réinventaient la topographie de la montagne : les gorges et les parois cachaient des lieux où la nature, l'homme et l'animal vivaient une communion originelle. La montagne offre le lieu idéal pour mettre en scène le sort universel de l'être humain : le tragique, la souffrance, I appartenance à la terre. Parcourue de haut en bas, au gré du calendrier agricole, la montagne incarnait pour eux une frontière : rivalité des villages, détournement de la principale source d’eau, difficultés de l'existence en ces lieux. Eternelle, la montagne est une trace puissance des temps passés. Chappaz et Bille furent un couple d'écrivains. La montagne ne représentait pas pour eux un motif d’écriture mais la preuve vivante qu’un écrivain peut exprimer le pays. ll faut lire leurs œuvres, publiées bien avant le début de Montagnes Magazine, mais pour réellement les approcher, on peut découvrir cette belle correspondance. Leurs mains de paysan pétrissent la réalité. Ces écrivains vous tordent un texte et vous le présentent dans une écriture trapue et intense. »  Virginie Troussier

« Éternelle, la montagne est une trace puissance des temps passés. Chappaz et Bille furent un couple d’écrivains. La montagne ne représentait pas pour eux un motif d’écriture mais la preuve vivante qu’un écrivain peut exprimer le pays. Il faut lire leurs œuvres, publiées bien avant le début de Montagnes Magazine, mais pour réellement les approcher, on peut découvrir cette belle correspondance. Leurs mains de paysan pétrissent la réalité. Ces écrivains vous tordent un texte et vous le présentent dans une écriture trapue et intense. »

Droits vendus

Allemand
Acquéreur Rotpunkt Verlag
Année 2017

Extrait

Sierre, lundi matin [juin 1942]

Lundi matin, juin 1942

Maurice chéri,

J’ai besoin de t’écrire tout de suite pour t’expliquer certaines choses.

Oui, tu as dû me trouver parfois insouciante à ton égard et t’en étonner. Je regrette

infiniment, hier, de t’avoir causé de la peine de cette façon involontaire. Mais vois-tu, Maurice, il m’est arrivé d’être si mal aimée, j’ai reçu de tels coups de baguette sur les doigts, qu’il m’en est resté une grande peur d’être importune et le besoin aussi de me réfugier dans des personnages imaginaires, pour me fuir, ceux des nouvelles ou du roman.

Alors tu comprends, Maurice, il y a ce qu’on appelle des « blancs » en moi, des coupures, disait Germond; et dans l’ordre des sentiments je sais que je puis être froidement cruelle sans l’ombre d’un remords.

Mais que toute cette vague psychologique me semble idiote ! !

Je veux la laisser pour te dire, mon Maurice chéri, que tout change maintenant à cause de toi, de toi qui es grand et beau. Ma tendresse va pouvoir s’épanouir et se donner puisque tu l’aimes. Elle est heureuse ma tendresse de fleurir sur toi, elle n’est plus effrayée. Cette vie est très nouvelle pour elle, il faut qu’elle apprenne.

Mon rêve maintenant, si je m’écoutais, oh ! il est bien simple, ce serait de vivre avec toi n’importe où, dans la chambre la plus misérable- ça me serait égal- et de te préparer tes repas, t’entendre et te raconter des histoires, te regarder et ne rien dire, me promener avec toi ou écrire toute la journée et, le soir, te bercer dans mes bras. Tu serais mon mari et mon <bouebette > à la fois, et la béliote serait pleinement heureuse.

Je pourrais aussi, de mon côté gagner un peu de quoi vivre avec d’autres livres si Théoda a du succès, et j’aurais toujours du plaisir à en écrire.

Maurice Chappaz, je repense à votre visage sous la lune, à votre regard… Je voudrais les revoir. Je reviendrai un soir vous surprendre.

Maurice Chappaz, un jour j’écrirai tout ce que vous êtes pour moi, tout ce que je vois, maintenant je ne puis le dire.

Vous ne me ferez jamais de mal, n’est-ce pas Maurice Chappaz?

Et même si vous m’en faites, je vous aimerai toujours.

 

Je suis un peu tremblante. Quand donc cesserai-je d’avoir peur en amour ? Tu as su pourtant m’inspirer une si grande confiance.

N’est-ce pas Maurice Chappaz? Je voudrais pleurer dans tes bras.

Ta Fifon âcre-douce

P. S. Je n’aime pas mes lettres. Je ne m’aime pas.

 

 

Sierre, le 9 juillet 1942

Maurice Chéri,

Je n’ai pu souffrir de la séparation tant j’étais enveloppée de bonheur, et ce bonheur qui est Toi c’est seulement aujourd’hui que je le sens s’éloigner.

Je t’appelle, Maurice ! Je voudrais t’avoir devant moi, prendre dans ma main ton menton têtu, me perdre dans le labyrinthe noir doré de ton regard où l’on rencontre, selon les détours, la bête fauve, le doux chevreuil, l’archange et le prince de Bali. Je voudrais égarer mes doigts dans la forêt de tes cheveux qui savent houpper quand le peigne-gendarme, géant et rose, les oublie. Je voudrais me promener avec toi dans la campagne de la ville des curieux, secrètement irriguée par des eaux muettes et sans transparence, suivre les chemins qui sonnent creux le long des peupliers, et retrouver sous le saule, pour y dormir avec toi, la couche de foin que tu avais su me préparer. Le vent de ton pays sait rendre vivantes les écharpes des fées, et toi tu sais les aimer.

La salle à manger où je t’écris subit en ce moment une invasion, la traditionnelle invasion estivale des fourmis volantes. Elles barbouillent ma lettre, se noient dans mon encrier, se promènent autour de mon cou, tambourinent l’abat-jour, et m’obligeront à fuir. Je monte dans ma chambre.

Ici, j’ai la paix et je puis tranquillement penser à toi. Hélas, l’une d’elles m’a suivie. Je la tue. Elle ressuscite au sommet de la page. Je la tue. Connais-tu cela : le cauchemar des fourmis volantes? Mais je ne leur en veux pas, elles font partie de l’été.

Cet après-midi, lorsque j’étais à peine au début de ma lettre, j’ai entendu appeler dans le jardin, et j’ai vu, debout sur le mur de l’escalier aux petites roses rouges, Hauriet accompagné de Chevalley. Je les ai installés sous la loggia avec du vin et un goûter et nous avons bavardé jusqu’à sept heures. Je te raconterai. Tu as l’intention, paraît-il, de les retrouver un jour dans le Val d’Anniviers. (Je leur ai dit aussi de passer à Chandolin) Oh! Maurice, se revoir, là-haut!…

Tu étais si beau, mon petit roi de Bagnes, pendant notre voyage et j’étais si bien avec toi.

Tu m’as dit des choses qui m’ont tellement touchée et que je n’oublierai pas. Mais je sais aussi que parfois nous rêvons, oui nous rêvons. Ça ne fait rien.

Tout était beau. Te souviens-tu des griottes transparentes et comme éclairées de l’intérieur, de l’odeur presque trop forte des troènes, de la < mâture > blanche des bateaux ?

Maurice chéri, je m’ennuie de toi. Tu me sembles si loin maintenant ! J’aime trop ta présence pour apprécier l’absence. Dire qu’autrefois je vivais surtout pendant l’absence, avec ceux que j’aimais. Je les savourais de loin, je confectionne mes amours avec la même patience énervée que je mettais à coudre mes pantins, ct comme eux je les parais de velours, de plumes, de passementeries et je leur peignais des yeux verts étranges.

Avec toi, je n’ai rien besoin d’ajouter, tu es si grandement merveilleux qu’il me faudra des éternités avant de faire le tour de ce pays que tu es.

C’est aussi mon pays, n’est-ce pas?

Donne-moi la main et tiens-la bien fort dans la tienne, ainsi je ne mourrai jamais.

Tu es mon ami, mon enfant, mon frère, mon père, mon dieu.

Je t’aime et je sais que je n’aimerai plus que toi.

Nous ne pourrons plus jamais être perdus puisque nous nous sommes trouvés une fois.

Maurice chéri, je mets mes bras autour de ton cou et je donne mille baisers à ton visage,

à ton corps, à chaque petite égratignure,

ta Fifon

 

 

Le Châble, samedi 11 juillet [1942]

Chère Fifon,

Aucune fourmi ailée n’emplit la chambre du galetas où j’ai mes livres. J’écris avec patience le texte de Finges.

Parfois je suis presque au désespoir non point certes de ne rien trouver, de rencontrer le vide de soi-même, je suis riche non seulement en multiplicité de choses mais en connaissance aiguë, profonde mais l’expression est lente et misérable. Je m’escrime à vouloir faire rejoindre par ce qui est écrit ce qui est compris en moi. J’ai même une certaine angoisse. J’ai hâte de finir cela qui est peut-être une erreur et de reprendre le poëme auquel je songeais et cette fois écrire sera non seulement acquérir quelque chose pour toujours comme cela a été mon ambition vis-à-vis des choses que j’aimais mais plus encore, une espérance pour l’avenir, un gage. J’ai quelques craintes. J’ai besoin de me prouver à moi-même que je suis véritablement poëte. Et « Tout le monde sent, seul le poète exprime » (Max Jacob).

Chère Fifon, je t’envie parfois. Je n’ai rencontré personne qui sait autant que toi être heureuse. J’ai trop de désir mais peu à peu je saurai être détaché tout en désirant beaucoup. Je réfléchis souvent à la façon d’être, de vivre, de travailler. J’admire ton infaillible instinct (les erreurs viennent de ton imagination) mais je crains un peu la véritable puissance que tu as de vivre pour toi.

Je t’aime, Fifon, voudras-tu tout me donner de toi-même, depuis les choses les plus humbles, les plus faites de patience jusqu’aux plus grandes, mais cela c’est l’amitié, ce que j’aime et que je redoute ce sont tous les secrets mouvements de ton cœur. Tout ce que je fais ici, par quelque côté se rapporte à toi. Cet écrit: j’ai hâte de terminer la description d’un voyage à pied jusqu’à Loèche et d’arriver au moment où je parle de toi. Je lis Vacances de Julien Lanoë ; il est question de Proust, j’ai une ardente curiosité pour quelques lignes parce qu’il s’agit de l’amour et de Proust que tu m’as dit aimer beaucoup. Je happe le numéro de L ‘Abeille de la main du facteur pour voir s’il y a quelque chose de toi, bien ou mal je m’en fiche, c’est pour essayer de découvrir même dans un texte qui peut être banal, grâce à certaines formes, certaines expressions ce que tu es. Je ne dis pas un mot de toi à mes proches, ce qui fait que j’ai un bœuf sur la langue, je tâche pourtant de faire en sorte qu’ils me disent quelque chose d’élogieux ou d’admiratif à ton sujet. Joie de m’entendre de nouveau affirmer combien tu leur paraissais belle lorsqu’ils t’ont aperçue à Martigny et à Châble (la façon dont tu marchais, dont tu te tenais, l’« allure» etc.), malicieux plaisir devant leur éblouissement en apprenant tes conférences à la radio ou devant « un public d’intellectuels » à l’Auberge de l’Onde ou en voyant ton portrait qui s’étale sur la couverture d’un périodique alors que moi je m’évertue à leur expliquer afin qu’ils ne se fassent pas d’illusions à mon égard que les vrais poètes sont toujours critiqués, vilipendés, considérés connue des êtres nuisibles, paresseux et pervers, qu’au mieux on a honte d’eux … Mais peu m’importe s’ils t’admirent à cause d’un malentendu et non pour de vrais motifs dont certains pourraient les scandaliser. Ils ne me connaissent d’ailleurs pas bien moi-même.

Le seul «but dans la vie» pour moi, la seule inégalable satisfaction c’est d’être aimé et je subordonnerai tout à cette passion. J’ai envie de gagner tous les êtres bien que je rencontre, enfants, amis, femmes, personnes déjà âgées et sages, conquérir leur cœur. Je voudrais presque qu’ils donnent leur vie pour moi. Chère Fifon, je me demande quelles seront tes pensées en lisant ces lignes qui ont peut-être l’air sottes. Mais vois combien j’ai besoin d’amour et l’importance que j’y attache et alors si tu savais tout à la fois l’estime, l’amitié, l’amour que j’ai pour toi.

Tu es mêlée à toutes mes pensées, je recrée ton beau visage quand tu arrangeais tes cheveux flottants et dorés, l’autre matin à la fenêtre, je revois le geste assez brusque des bras, j’ai envie de te prendre, te serrer contre moi et de t’embrasser

Maurice

Adieu, travaille bien à Théoda.

Aimé particulièrement dans« La Chute » ce qui avait trait au corps de l’homme saoul, à Émilie, cette phrase : « il allait au vin comme il serait allé aux fenunes … ».

Mais je ne l’ai pas trouvé comparable à un chapitre de la première partie de Théoda, n’y subissant pas comme là le charme intense de la poësie et d’une délicatesse féminine qui s’épanouissait malgré la violence de l’œuvre. C’est bien d’ailleurs, c’est dépassé. Une grande unité mais cela me semble encore durci parfois presque figé. Je rougis de me poser en critique devant toi, je n’en ai d’ailleurs aucunement la prétention. Je suis un collègue pas meilleur que toi en poésie, tu n’as qu’à achever ce que tu es en train de faire. Adieu je t’aime.

Maurice

Je t’aime plus que je ne saurais le dire.

 

Mon programme. Arrivée vendredi à Bagnes par poste de 14 h. Départ de Sierre 11 h 52.

Poste à Saint-Luc à 10 h du matin(?).

Samedi- Dimanche- Lundi au mayen.

La Forêt verte- Le lac des Vaux- Le vieux château dans la forêt près de l’abîme- Un autre sentier des Coqs.

 

 

Sierre, le 9 septembre 42

Cher Maurice,

J’ai perdu la paix et le bonheur. Je n’ai envie que d’une chose : aller me cacher dans un coin perdu et y vivre tout à fait seule.

Ici, aux côtés d’un tyran (et je crois que tous les hommes sont des tyrans) je dois dépenser chaque jour une grande somme d’énergie uniquement pour respirer et penser librement. Car il ne m’empêche pas de travailler, au contraire il désire que j’écrive Théoda, mais comme il est persuadé qu’il est le seul homme sur la terre qui voit juste et que tous les autres sont borgnes ou idiots, ce sont discussions interminables : politique, religion, littérature, qui me tuent.

Je suis morte de fatigue. Je n’ai même plus la force de t’aimer. Je voudrais partir, vivre seule. Je hais les hommes, je hais les tyrans. Je ne demande qu’une chose: la paix.

Fifon

P. S. S’il ne s’agissait que de discussions ou d’idées opposées, tu pourrais dire que je suis sotte de m’en inquiéter. Mais il s’agit de bien autre chose. Il y a un drame dans tout ceci, celui de l’artiste qui sent que son œuvre n’est pas assez admirée. Malgré ma bonne volonté, il sent des réticences de ma part et il en est blessé, il en cherche les raisons et il en trouve de très logiques dans un monde faux qu’il imagine. Il se fait de nous une image erronée. Je me fatigue à nous défendre, cela ne servira à rien. Et si je ne dis rien, si je ne proteste pas, il dira que je suis gueurgne et que je fais la tête.

Je ne veux plus vivre. Je ne sais pas comment faire. Et rien ne peut m’aider. Je refuse l’hypocrisie et l’habileté qui en est une des formes.

Et ce qui accentue le malaise, c’est que je l’aime et que je suis navrée de ne pouvoir dire oui à tout ce qu’il fait et pense. Et remarque que je me fais le plus souple possible, que jamais je n’envenime, mais c’est lui qui provoque continuellement. Je suis malade. J’aimerais bien mieux être en prison comme R[ossa] et qu’on me foute la paix.

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Rose de nuit ou le sursis
Rose de nuit ou le sursis

Ainsi cette amoureuse au nom de fleur détourné obtient avant que la mort ne vienne tout sceller un «sursis» : une errance qui lui permet de refaire le voyage, de regarder une dernière fois autour d’elle, de retrouver des visages et des gestes, d’embrasser la beauté saugrenue du monde et…

Emerentia (minizoé)
Emerentia (minizoé)

Emerentia 1713 fait partie d’un diptyque, Deux Passions, dernier ouvrage paru du vivant de l’auteur (1912-1979). L’histoire raconte le drame de la petite Emerentia, une enfant maltraitée parce qu’elle est soupçonnée de sorcellerie. Contrebalançant cette sombre destinée éclate la magique nature du Valais, d’une fraîcheur…