Elle a fermé la maison après avoir nourri la chatte. Elle met la clé sous une pierre pour la femme de ménage ou l’un de ses amis.
Tout lui a paru facile, tout est bizarrement en ordre. Mais le sac-valise qu’elle emporte lui paraît bien lourd, la nuit cesse à peine. Elle court de peur d’être en retard et la route asphaltée, au lieu d’être dure sous ses bottes, lui semble molle.
À la gare, elle a juste le temps de s’enfiler dans un wagon. Derrière elle monte un jeune homme. Le train part quand saute encore une skieuse, aidée par le contrôleur. Ils ont des manteaux mi-longs de daim beige, de cuir noir. Le sien est en lynx. D’étranges et très voyants bijoux cernent son cou, ses doigts, le lobe de ses oreilles un peu pointues, transparentes. Son épais chandail blanc, elle le sait, n’est pas très propre. Elle en a un autre dans le sac-valise, mais elle préfère celui-là, avec des dessins jusqu’au bout des manches et sur les épaules.
Il y a aussi deux dames dans le compartiment, l’une âgée, la seconde dans la trentaine, le front barré d’une frange rousse ; elle a un œil plus grand que l’autre et sent le lilas. « Ces femmes avec leurs parfums ! » s’étonne-t-elle. Mais elle-même est très parfumée. « Violemment. J’étais bien distraite ce matin… moi qui n’en mets jamais. »
La jolie skieuse, la dernière venue, a une chevelure brune à la Madame de Sévigné, séparée par une raie indécise. Elle sourit aux autres voyageuses.
Rose-de-Nuit ne lui sourit pas. Il fait une chaleur malsaine dans ce train.
Au dehors, le paysage est d’une pâleur grise sous la gelée blanche.
Elle regarde le Rhône où coule peu d’eau. Il ne charrie pas de glaçons, cet hiver. Le courant est imperceptible, on dirait des eaux dormantes de lagune d’une opacité verdâtre ; un ruisseau s’y jette, et s’élève une vapeur. Il y a des sources d’eau chaude dans ces montagnes.
Elle est frappée par la présence d’une croix dans un verger sablonneux. Les petits arbres fruitiers la dépassent à peine, c’est une ancienne croix de bois surmontée d’un auvent. « Tiens, ils l’ont laissée. Était-ce un marécage, et quelqu’un… »
Elle ferme les yeux, désirant le sommeil. Elle a peu dormi ces nuits dernières. Toujours, en janvier, Rose-de-Nuit va aux bals. On l’invite, on l’aime. Elle est d’une beauté inconsciente qui coupe le souffle aux hommes s’ils prennent la peine de la regarder. Aux femmes aussi, qui la jalousent. Mais elle se croit laide. Elle a beaucoup dansé, beaucoup parlé, bu, mangé des pralines, des marrons glacés, des escargots. Elle mélange tout, ne s’inquiétant pas des préséances, mêle aussi les jus de fruit aux champagnes les plus secs. Comme les jeans à la fourrure, les bijoux de sa mère-grand aux pullovers de laine rêche. Ce qui scandalise les vieilles dames, mais les beaux messieurs rient.
Elle garde toujours son visage frais, elle est toujours gaie. Elle est faite pour l’amour, c’est une rose de nuit.
Mais elle ne sait pourquoi, depuis une semaine elle se sent triste, elle dort mal, s’éveille à l’aube. Elle a rêvé que son frère mort lui apparaissait. « Désagréable. » Ce matin, elle n’a pu prendre qu’une tasse de thé.
Sur la route parallèle au chemin de fer, roule un camion avec sa lanterne rouge et ses fenêtres carrées à l’avant. « On dirait une roulotte, on ne serait pas étonné qu’un clown le conduise. »
Le jeune homme lit, la skieuse brune (qui se nomme Stella) échange avec la dame rousse des banalités.
— Je préfère Locarno à Lugano.
— Moi j’ai passé mes vacances à Crans, mais je n’aime pas. C’est une station où tout le monde est très riche, ou veut être riche…
La vieille dame écoute, Rose-de-Nuit rêve.
— Passaporto !
De l’autre côté du grand tunnel du Simplon, il n’y a pas la moindre brume. Parfois c’est le contraire, les montagnes arrêtent les nuages.
A-t-elle dormi ? Le han han étrange que font les derniers piliers de béton, où se brise le vent, la tire de sa torpeur. Elle met la tête à l’envers pour regarder le petit morceau de ciel au-dessus des raides parois rocheuses. Il est bleu absolument.
— J’ai eu peur que les douaniers ouvrent ma valise, dit Stella. Hier soir, je suis encore allée skier au clair de lune et j’ai fait mes bagages à la dernière minute.
À la gare italienne, Rose-de-Nuit a failli se tromper. Elle ne connaissait pas ce passage sous-voie (tout a changé), mais devant elle court la jeune skieuse au pantalon jaune, les skis rouges à la main. Elle la suit. Les deux dames viennent loin derrière elle.
Le jeune homme s’est arrêté pour acheter des cigarettes. Il sait, lui, qu’on a tout le temps. Mais ils finissent les cinq par descendre des escaliers de pierre et longer des couloirs sombres. « Où allons-nous ? » Ils arrivent à une gare souterraine où les attend un petit train dans les ténèbres.
Ils se retrouvent dans le même compartiment. Seules deux ampoules fonctionnent, il y fait froid. Pour se distraire, Rose-de-Nuit jette les yeux par la fenêtre sur la montre lumineuse qui marque 9 heures 24 minutes.
Elle entrecroise les doigts comme pour la prière. Elle s’en étonne : depuis des années elle ne prie plus. Elle les décroise, mais involontairement les recroise. Ses mains se sentent mieux ainsi.
Le train s’ébranle avec une grande douceur, il avance vers le jour et se réchauffe.
Ici dans la plaine, ronde comme un cirque, s’allument des feux et les méandres de rivières envahies par le cresson fument aussi. Il y a des près avec des saules et dans un jardin potager, elle voit, suspendu à une perche, un bébé nu en celluloïd. « Il est rose de froid… » Elle bat des paupières. « Mon enfant mort-né dans la clinique clandestine, personne ne doit le savoir. Mais ce n’est qu’un épouvantail. » Elle détourne la tête.
Le train monte et il ahane entre des vignes en berceaux, un cimetière, des ruines, des lierres. Un village qui semble inhabité, une villa déserte où les amphores et les urnes s’enterrent dans les pelouses.
— Admirez ces architectures, ces cyprès, ces arcades, on dirait des pétales de pierre, dit la vieille dame.
— Je me sens un peu drôle… soupire la frange rousse.
— C’est le changement de climat.
— Et d’altitude, assure le jeune homme dont les yeux languides s’élargissent encore.
Rose-de-Nuit n’avait pas voulu voir cet enfant. Il devait être adopté tout de suite par un couple inconnu, mais on le lui avait montré parce qu’il était mort. Elle avait eu de la fièvre, une forte fièvre…
Elle se sent bien maintenant. Près de la voie, il y a des taches de neige, c’est la première vraie neige qu’elle rencontre de l’hiver. Elle la regarde.
Le train cahote, il pousse un curieux cri, une stridulation aiguë d’insecte. Il monte encore dans l’ombre (la montre de Rose-de-Nuit marque dix heures moins dix), le soleil se tient à la lisière d’un village. Le train ne s’y arrête pas.
— Quelle chance ! disent-ils. C’est un bon direct.
À Santa Maria Maggiore, le soleil est là.
Elle met ses lunettes noires qui sont lourdes et coûteuses. Elle en aime le verre teinté d’ambre ; à travers lui, tout paraît plus intense.
Mais ici non plus, le train ne s’est pas arrêté. Ils ont quand même été surpris.
— La station la plus importante de toute la vallée.
— La Madone de Rè ! cria la vieille dame comme si elle se réveillait brusquement. Il y a deux siècles un joueur de boccia, furieux d’avoir perdu, lança la boule contre une fresque de la Vierge qui saigna. Elle est miraculeuse, on la représente toujours le front écorché, tenant trois roses à la main.
— Trois roses de Chianti ! Porco Dio, je ne crois pas à ces choses ! dit le jeune homme.
— Madame, c’est le juron le plus populaire, ne vous peinez pas… sourit la skieuse.
La buée a recouvert les vitres du wagon, on ne voit plus rien.
— L’heure est triste, dit la vieille dame.
— Ensuite ils ont fait construire une grande église, ajouta Rose-de-Nuit. Mais chacun sait que les miracles ne sont pas article de foi.
La vieille dame ne parle plus, elle s’essuie les paupières qu’elle a bistrées. Le jeune homme a disparu dans les toilettes. Il en revient très pâle, peut-être est-il malade.
— Écoutez, il se passe un événement.
— Votre rire désagréable s’est enfin calmé ? se moque la dame rousse.
Le soleil court à la crête des forêts. Les arbres deviennent d’une luminosité terrible.
— Ah ! dit Rose-de-Nuit, c’est ainsi que j’imaginais enfant les forêts du paradis.
Le train stridule encore, le soleil se cache derrière une montagne. « Nous nous enfonçons dans l’ombre. » Elle enlève ses lunettes noires, regarde le jeune homme.
— D’abord je n’ai pas ri. Et il y a une chose que je ne comprends pas, dit-il péniblement.
Les voyageuses remarquent que ses mains tremblent.
— Nous roulons sur l’herbe ! Sur l’herbe ! Et sur la neige !
Elles froncent les sourcils, elles croient qu’il plaisante.
Il ne plaisante pas, dit Rose-de-Nuit. Nous roulons sur les fougères, sur les rochers…
Cette fois, il crie :
— Par le trou du w.-c., j’ai vu le vide !