De tous ces événements, Rita n’est qu’un témoin. Mais elle en connaissait les protagonistes, ses camarades et ses amies. Elle s’en veut, elle s’en voudra toujours de n’avoir pas su prévenir les drames. Tout n’était-il pas prévisible dès l’époque de leurs dix-huit ans, en 1969 ? Voisine de Sophie sur les bancs de l’école, elle avait constaté, avant même l’intéressée, que les deux garçons assis derrière elles éprouvaient un même sentiment pour cette fille secrète, aux traits fins et réguliers, aux pommettes et aux yeux qu’on disait « asiatiques », au visage doux et fermé. Rita trouvait Sophie plutôt belle, et visiblement c’était aussi le cas de Marc et de Blaise. Mais les autres garçons et filles de la classe ne semblaient pas frappés de cette beauté. Ils ne regardaient pas Sophie, même à la dérobée ; ils évitaient sa compagnie.
C’est qu’elle avait des comportements parfois étranges. Il lui arrivait de répondre aux maîtres sur un ton brusquement hostile, qui alertait tout le monde. Le professeur préférait en général ignorer l’incident, et se tournait vers un autre élève. Mais l’atmosphère de la classe en était alourdie. Parfois, Sophie se montrait expansive, inopinément ; elle interpellait ses camarades, discutait avec volubilité, comme si elle n’avait jamais fait que cela. Elle annonça même un beau jour qu’elle inviterait toute sa classe à la fin de l’année, pour fêter le bac : elle habitait une villa, au-dessus du lac. Est-ce que vous serez de la partie ?
Rita ne savait pas grand-chose de sa voisine, peu bavarde et même taciturne, mais qui semblait l’apprécier et lui donner un brin de confiance : un jour, inopinément, dans le chuchotis d’une fin de récréation, au moment où le maître faisait son entrée dans la classe, elle en dit davantage : elle avait perdu père et mère, tous deux médecins, dans un accident de voiture, alors qu’elle était âgée de treize ans. Son oncle et sa tante, soeur de sa mère, étaient venus habiter la villa de ses parents, à Lutry. Sophie laissait entendre qu’elle ne les aimait pas, et qu’elle se réjouissait du moment, très proche, où ils quitteraient les lieux.
Rita, sans effort, était la première de la classe. On la respectait parce qu’elle ne jouait pas les fortes en thème. Les garçons, avec elle, étaient aussi corrects qu’indifférents. À l’évidence, ils la considéraient comme un camarade de leur sexe, ou plutôt comme un être sans sexe. Rita savait tout, faisait tout à la perfection ; c’était, croyaient-ils, un esprit que son corps banal et plutôt lourd laissait en paix. Faut-il le dire, Rita elle-même était assez loin de partager leur opinion. Et fort loin de se trouver en paix. Mais il est vrai que sa douleur, même à dix-huit ans, était déjà presque sereine. L’un des voisins de derrière, pourtant, ce Marc qui regardait Sophie avec des yeux terribles, elle aurait voulu qu’au moins il lui accorde un minimum d’existence. Elle n’en voulait pourtant pas à Sophie, d’autant moins que sa bizarre voisine ne faisait rien pour séduire quiconque, et battait des paupières puis détournait la tête lorsque, durant les récréations, elle se sentait trop regardée.
Blaise et Marc se posaient donc en adorateurs muets de Sophie. Les autres élèves, tout autour d’eux, vivaient leur vie. Thomas, le joyeux luron de la bande, cherchait à distraire le duo transi, en l’invitant à des parties de billard électrique, dans un petit bistrot bien enfumé, en face de l’école, au cœur de la vieille ville, et qui s’appelait le Presbytère. Thomas le désignait comme « Le Presbyte erre », et corsait parfois ses jeux de mots. Pendant ces joutes de tac-tac auxquels les deux soupirants participaient surtout par politesse, des groupes de filles (dont Sophie ne faisait jamais partie, ni Rita), toraillant goulûment, choisissaient les disques du juke-box. C’était un Wurlitzer pour futurs intellectuels, avec des chansons dont le niveau ne tombait guère au-dessous de Catherine Sauvage, et quelques pièces classiques, comme un mouvement lent de Brahms, pour sextuor à cordes. Tel un brave cheval dans le flot des voitures, la mélodie brahmsienne allait son chemin malgré les tintements métalliques de la balle de billard électrique, et les jurons des garçons qui « secouaient la commode». Il fallait procéder avec une brutalité avertie et précise si l’on voulait infléchir la course de la bille en évitant le tilt qui sanctionnait les coups trop violents, et pour tout dire, la tricherie. Le joueur victime du tilt au tac-tac était à la fois furieux de l’échec et fier de son excessive virilité.