«L’énigme de cette monstrueuse affaire »
Le plus célèbre crime judiciaire de l’histoire a suscité des milliers d’ouvrages. Parmi eux, des romans, contemporains de l’Affaire, ou postérieurs de peu. Car si les écrivains d’alors éprouvèrent la nécessité de prendre la parole aux côtés des savants, et de s’engager en tant qu’« intellectuels », ils voulurent aussi et peut-être surtout prendre en charge ce drame dans leurs oeuvres de fiction.
La fiction – on a tendance à l’oublier – n’est rien d’autre qu’une descente aux profondeurs de la réalité (Proust le montrera mieux que personne). La fiction n’est pas l’alliée de l’illusion, mais son heureuse adversaire. À bien des égards, l’histoire de l’Affaire Dreyfus est l’histoire d’un aveuglement. Or les écrivains ont pu contribuer, parfois contre leur gré, à redonner la vue à leurs contemporains. Être voyant, comme le voulait Rimbaud, c’est tout simplement voir ce qui est. Rien de plus difficile, rien de plus héroïque parfois, rien de plus nécessaire toujours. Cela ne signifie pas que les écrivains soient des diseurs de vérité. Mais ce sont des diseurs de réalité, et c’est cela qui compte, aujourd’hui comme hier.
Dans ce premier chapitre, je vais raconter l’affaire Dreyfus. On l’a fait mille fois déjà. Mon récit revendique une seule originalité: il tente de suivre les «vies parallèles » du capitaine innocent et du commandant coupable, Ferdinand Walsin Esterhazy. Ce rapprochement entre les deux personnages me paraît révélateur – et là, je parle en romancier, à mon tour : même si l’Affaire dépasse tous ses acteurs individuels, et ne peut se comprendre entièrement sans l’aide de la recherche historique et sociologique, il reste que le sens même de l’histoire de France, sinon de l’histoire tout court, s’est incarné durant des années dans ces deux êtres, ces deux personnes physiques – et bien sûr dans les autres acteurs d’une Affaire dont nous vivons encore les conséquences sans toujours le savoir. Le sens de l’histoire, s’il existe, dépasse peut-être les personnes. Mais il se constitue par les personnes, et ne vaut que pour elles. Les romans ne font rien d’autre que de mettre les personnes à leur juste place : au centre de l’Histoire.