« La voici qui s’abat… »
L’espèce humaine ? Elle ne se connaît pas. Elle n’a ni conscience commune, ni mémoire commune, ni projet commun. Elle grouille, et c’est tout. Je connais ceux que je puis voir de mes yeux, toucher de mes doigts. Sur leur fourmilière, les fourmis en savent plus long que nous n’en savons, nous les humains semés à la surface du globe, sur nos milliards de congénères. La planète Terre n’est pas une agora globale où nous pourrions deviser des grands systèmes du monde et tirer, sur la comète, des plans quinquennaux ou millénaires. Il existe bien ce qu’on appelle une « communauté internationale », mais jamais le sens du mot de « communauté » n’aura été si vague, hypocrite et vide de sens que dans cette expression. Et même irriguée d’un sang qui ne serait point de navet, cette communauté-là réunit, au mieux, les personnes morales que sont les États. Les personnes physiques, elles, sont séparées.
Bien sûr, chacun de nous connaît sa famille, ses voisins, ses collègues de travail. Mais c’est tout. Les plus favorisés d’entre nous ont même des amis à l’étranger, voire au-delà des mers, figurez-vous. Ils échangent avec eux des photos du petit dernier, des voeux pour l’an neuf, et forcément, si la relation s’installe dans le temps, des condoléances. Dans de rares cas, des considérations sur le monde comme il va. Mais pour savoir comment va le monde, pour connaître les actes et les pensées des humains que nous ne pouvons voir de nos yeux, ni toucher de nos mains, que faire ?
Rien. On ne peut rien faire. Comment voulez-vous être au four et au moulin ? Chez vous et chez les autres ? Recueillir à la fois les propos de vos proches et ceux de tous les pékins de la planète ? Courir toutes latitudes et longitudes afin de vérifier qu’il ne s’y passe rien de spécial, ce qui ne vous dispenserait pas d’enregistrer tout ce qui s’y passe de normal ? Bien sûr, je peux savoir une chose : statistiquement, le temps que j’écrive cette phrase, tant de milliers de personnes meurent dans le monde, tant d’autres milliers naissent, tant de millions hurlent sous le fouet du plaisir tandis qu’un nombre à peine inférieur hurle sous celui de tortionnaires ou de gardes-chiourmes. Mais qu’est-ce que je peux faire de tout ça ? C’est trop pour un seul homme. Dieu lui-même doit trouver la tâche surdivine.
D’ailleurs à quoi bon écouter les cris, les chants ou les pleurs de milliards d’êtres humains ? Tout cela, s’additionnant, s’annule. Ce que je veux, c’est y voir clair. Organiser la Terre en table sphérique où nous nous demanderions tous ensemble, frères humains, qui sommes-nous, d’où venonsnous, où allons-nous.
Eh bien ? me dira-t-on, et les médias d’information ? Sont-ils faits pour les chiens ? Sans eux, il est vrai que je ne saurais rien, en effet, strictement rien de ce que vivent mes congénères, mis à part ceux que je puis voir, entendre et toucher en direct et en live. Mais avec les médias, tout change. Le philosophe Karl Löwith, dans un ouvrage qui remonte au début de la Deuxième Guerre mondiale, relevait que le journal nous permet de vivre « quotidiennement l’histoire universelle ». Dans les journaux, ajoutait-il, on trouve trois genres d’événements : l’histoire du monde, la vie régionale et… les prévisions météo (c’est-à-dire, en somme, la vie de la Nature). Grande histoire, petite histoire, météo : le mélange plus ou moins harmonieux de ces trois genres d’information continue, soixante-dix ans plus tard, à faire la matière de nos journaux, même télévisés ou internettisés1. Et c’est ainsi que nous vivons « quotidiennement l’histoire universelle », ou que tout au moins, pour citer encore Löwith, nous nous flattons de penser que nous la vivons.
Bien entendu, ce qui était vrai voilà soixante-dix ans l’était déjà beaucoup plus tôt. Le mélange excitant de la grande histoire et de la petite, des guerres effroyables et des faits divers croustillants, existait avant que n’existe la presse. On nomme parfois, comme ancêtre de nos journaux, avant le Mercure françois, avant la Gazette de Théophraste Renaudot, deux oeuvres de Pierre-Victor Palma-Cayet (1525-1610), la Chronologie novennaire et la Chronologie septennaire, parues tout au début du xviie siècle3. En effet, l’auteur y mêle habilement et savamment la très grande histoire à la toute petite, et les récits d’alcôve aux récits de guerre, tout comme nos médias, aujourd’hui, se plaisent à entremêler le sort de la Libye à celui d’un ancien directeur du fmi.
Une chose est sûre : sans la presse, sans les médias, nous aurions peut-être accès à la petite histoire, du moins celle de notre entourage, mais pas à la grande. Sans les médias, je n’aurais jamais appris que la terre peut trembler au Japon, et les despotes, trembler dans les pays arabes. Par la rumeur ? Peut-être, mais la rumeur est le premier des médias… Sans eux, comment savoir, le jour venu, que Barak Obama a été élu président des États-Unis ? Comment savoir, même, qu’un autre président du même pays a été assassiné en 1963 ? C’était d’ailleurs un sacré coureur de jupons. Son assassin, par une sorte d’effet mimétique, a été à son tour assassiné, et l’affaire, aujourd’hui encore, n’est pas claire : franchement, sur la photo de ce deuxième meurtre, publiée dans tous les journaux, le policier qui affecte de retenir Ruby, l’assassin numéro deux, d’assassiner Oswald, l’assassin numéro un, joue mal son rôle de type surpris et dépassé par les événements. Moi, je me méfie.
Ruby, donc, fut le nom du deuxième assassin. J’ai de la peine à m’en persuader. Mes souvenirs se brouillent. De ma mémoire, le présent chasse Jack Ruby, au profit d’une autre personne qui porte le même nom, devenu prénom. C’est une jeune femme, également meurtrière, puisqu’elle a contribué, sans doute, à transformer l’ex-président du Conseil italien en cadavre politique. Encore une histoire que, sans les médias, je n’aurais jamais sue. Est-elle aussi importante que la première ? Délicate question. Mais ce qui est certain, c’est que Ruby, pour les médias d’aujourd’hui, désigne une jeune personne qui vit de ses charmes, et plus du tout, plus un seul instant un gros tenancier de bar qui assassine un assassin.
Même problème avec Cesare Battisti : tout le monde sait de qui il s’agit, et vous êtes vraiment d’une autre planète si vous ne savez pas que ce nom désigne un activiste italien d’extrême gauche, né en 1954, condamné pour des assassinats qu’il nie avoir commis, et qui vit sous les cieux brésiliens après avoir troussé, sur sol français, quelques romans policiers bien informés. Il n’y a pas deux Cesare Battisti, voyons !
Eh bien si, précisément, il y en a deux. L’autre jour, en la belle et bonne ville de Vicenza, mes yeux se sont levés sur la plaque indiquant le nom d’une rue : Cesare Battisti. Diable ! Les Italiens auraient-ils, en un tournemain, innocenté l’activiste d’extrême gauche né en 1954, et lui auraient-ils même dédié une rue de Vicence, peut-être pour honorer son oeuvre littéraire ? Bizarre, tout de même. Par la suite, j’ai découvert bien d’autres rues Cesare Battisti, sans parler des plaques commémoratives. Il s’agit d’un irrédentiste italien né en 1875, à Trente, exécuté par les Autrichiens en 1916, pour haute trahison (il s’est battu sous le drapeau de l’Italie durant la Grande Guerre). Depuis, l’un des héros nationaux les plus chers au coeur de nos amis transalpins. Le contraire, en somme, de l’autre Cesare Battisti. Et dont on peut penser qu’il demeurera dans la mémoire de ses compatriotes quand celle de notre activiste écrivain l’aura depuis longtemps désertée. Seulement voilà, les médias vivent dans le présent : ils croient et nous font croire que le monde est né de ce matin. Ils ne connaissent qu’un Cesare Battisti, et ce n’est pas le bon.