Domaine français
Parution Juin 2010
ISBN 978-2-88182-674-0
178 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Domaine français
Disponible

Etienne Barilier

Un Véronèse

Domaine français
Parution Juin 2010
ISBN 978-2-88182-674-0
178 pages
Format: 140 x 210 mm

Résumé

Théo a 17 ans et tombe amoureux, d’un amour éperdu et double. Anne l’attire avec ses regards sournois, les vols qu’elle commet quasiment sous ses yeux, sa souplesse et ses réactions agressives face à ses parents ; Anna, qui pourrait avoir l’âge de sa mère, le bouleverse par sa beauté et la manière somptueuse de suggérer une vie de souffrance. Cela se passe un été des années soixante entre deux hôtels du Lido près de Venise.
Comment choisir entre ces deux femmes, mais surtout, pourquoi choisir ? L’atmosphère de ce roman est haletante, étrangement violente et engourdie dans le même temps. Chacun aura ses blessures, la mystérieuse Anna et Anne l’insoumise, Théo dont le flegme n’est qu’apparence n’en sortira pas indemne.

Auteur

Etienne Barilier

Né en 1947 à Payerne, Etienne Barilier a passé son enfance à Vufflens-la-Ville. Ses études classiques latin-grec aboutissent à un doctorat ès lettres à Lausanne et à la publication de son premier ouvrage, Orphée, en 1971. Son œuvre compte, en 2018, une cinquantaine d’ouvrages, romans ou essais littéraires et musicaux. Étienne Barilier a été chroniqueur de télévision pour le Journal de Genève de 1981 à 1988. De 1991 à 2003, il tient à L’Hebdo une chronique bimensuelle, puis hebdomadaire. Dès 2005, il collabore régulièrement à la revue ArtPassions. Professeur émérite à l’Université de Lausanne, il est également traducteur (de l’allemand, de l’italien, de l’anglais et du latin).

Extrait

 

I

À cette époque, les plages de l’Adriatique étaient plus lointaines qu’aujourd’hui les Maldives. Au volant de sa quatre-chevaux couleur d’aigue-marine, père (c’est mon grand-père que j’appelais ainsi) avait dû s’escrimer toute une journée sur le levier de vitesses en bec de canne, dans une touffeur accablante et dans les gaz d’échappement très bleus des camions surchargés, pour parvenir à l’Albergo Nobile, sur le Lido Veneto. Nous étions partis à six heures du matin. Il était six heures du soir. L’autoroute existait, mais jusqu’à Bologne seulement. Père me dit, les yeux rougis, qu’il avait mal à la tête et qu’il lui fallait se coucher. Je me débrouillerais bien pour me nourrir tout seul au restaurant de l’hôtel. Jamais je n’avais vu mon grand-père aussi fatigué. Il avait soixante-cinq ans, les cheveux déjà blancs.

Depuis longtemps, mes parents étaient morts. J’étais si jeune lors de l’accident que leur souvenir est idéal. Maman ? C’est une robe longue et serrée, blanche, comme on n’en portait déjà plus dans sa jeunesse. Papa, c’est une tenue de capitaine de vaisseau, avec une casquette crème et des galons d’or, quand même je sais qu’il n’a jamais été capitaine, et que seul un oncle de ma mère, un Italien, a porté l’uniforme de la marine. J’ai été élevé par ma grand-mère et mon grand-père maternels. Ils furent parfaits. Ma grand-mère s’est gardée de me donner trop de douceur. Elle a eu raison, j’aurais conçu le soupçon d’une usurpation. Elle est morte une année avant les événements, mes événements. Je l’ai pleurée, père aussi l’a pleurée. Il se retrouvait seul auprès de moi. Nous nous sommes serré les coudes. Sans le vouloir, je suis devenu plus sage encore que je n’étais. Le souci de père était de me voir sortir de ma coquille. Ce qui explique, en partie, l’exceptionnelle bienveillance qu’il me témoigna dans toute cette aventure.

La sala da pranzo de l’hôtel était vaste et blanche, scandée par des colonnes métalliques dont la peinture s’écaillait par endroits. Elles devaient figurer des palmiers (dont les feuillages allaient étoiler le plafond) mais ressemblaient à des plumeaux. Comme prévu, les convives levèrent la tête à mon passage, les hommes avec indifférence, les femmes avec un vague attendrissement curieux, les enfants avec des regards d’une rassurante vacuité. Les difficultés de la traversée, jusqu’à ma table (bien située, en véranda, avec vue sur la plage de sable et la mer), n’eurent donc rien d’insurmontable. J’entendis au passage qu’on parlait allemand, anglais. Personne de mon âge, ni fille ni garçon. Père serait déçu. Pourquoi l’appelais-je ainsi ? Ce mot comportait quelque chose de désuet, de solennel, qui convenait bien à mes rapports, affectueux mais distants, avec le géniteur de ma mère.

Cependant, la salle attendait encore des convives, et des enfants s’ébattaient encore sur la plage, sans crier pourtant, comme si, à la tombée du soir, ils accompagnaient le silence des oiseaux. Je le constatai plus tard, cet hôtel accueillait aussi des Italiens, des familles milanaises, mais elles seraient les dernières à venir à table. Moi-même j’étais arrivé après les Nordiques, avant les Méridionaux : logique. Une chose dont je suis incapable, après tout ce temps, c’est de revoir, avec les yeux du souvenir, la mode vestimentaire de l’époque. Les photos des vieux magazines me font tomber dans une stupeur profonde. Vue d’aujourd’hui, la mode des années soixante m’apparaît d’une tristesse et d’une raideur étranges. N’est-il pas saugrenu d’imaginer que n’importe quel garçon du monde ait jamais pu tomber amoureux d’une fille ainsi fagotée ?

Au prix d’un effort intense, j’accède à cette découverte que la mode, toute mode, tant qu’elle dure, est le contraire de ce qu’elle croit être : sa vraie vocation, c’est l’invisibilité. Pour être remarquée, elle doit être passée. Avec la distance, on estimera que telle mode ancienne (celles des années quarante du vingtième siècle, par exemple) était stricte mais élégante ; telle autre (celle des années cinquante), hideuse ; telle autre encore (celle des années soixante, précisément), triste et gentillette. Mais tant qu’elles vivaient, ces trois modes n’étaient rien de tout cela ; elles étaient l’absence de mode, la ressemblance, la norme, la neutralité, l’inaperçu. Dans ce lieu de villégiature du Lido Veneto, en cette année 1967, je vis Anne, je vis Anna. Je voyais leurs vêtements aussi, bien sûr, mais je ne m’étonnais pas de leur coupe. Je ne notai même pas, je crois, la longueur de leurs jupes ou robes, pas plus qu’on ne réfléchit au format ou au poids du livre dont le récit nous fascine et nous emporte.

Je possédais un Instamatic, mais n’en ai pas fait usage. Divine inspiration. Quant aux coiffures de l’époque, ces tartes à la crème ! Heureusement, Anne gardait les cheveux libres (avec parfois un nœud que même alors je trouvais enfantin) ; Anna faisait pareil (avec des nœuds plus adultes). À cet égard du moins, elles étaient hors du temps, l’une et l’autre. Pour le reste, maudite soit la mode passée, dont le fantôme m’épouvante.

Pourtant, quand je regarde des photos anciennes, ne vois-je pas cette merveille : que ce soit en ville, sur la plage, à la campagne, dans ces lieux où toutes les filles du présent porteraient pantalons, elles me font souvenir que mes amours trimballaient, sur leurs corps protégés, blouses brodées, jupes lourdes, robes à carreaux, vêtements qui nous paraissent, au vingt et unième siècle, aussi déplacés, en bord de mer, qu’un piano à queue dans un pâturage. Les plus audacieuses, les plus délurées paraissaient (ou paraissent, au regard d’aujourd’hui ?) des petites filles modèles. Et le chemin, jusqu’à leur nudité, tellement improbable ! Non pas semé d’obstacles matériels comme au temps des corsets et crinolines, mais point encore tracé. Les terres à conquérir cessaient lentement d’être interdites, mais non pas inconnues.

Je m’apprêtais à me lever, repas terminé, quand trois personnes abordèrent la dernière table libre, toute proche de la mienne, et s’assirent avec un morne et rapide automatisme : manifestement, ce n’était pas leur premier repas dans cette véranda. Et tout arriva comme il le fallait.

J’avais de la chance. Le père me tournait le dos ; la mère, en face du père, m’était cachée, je voyais seulement ses cheveux très blonds, en torsade crémeuse. La fille était encadrée par les deux adultes, et faisait face à la mer. Je voyais son profil. Immédiatement, avant même de s’asseoir, elle m’avait coulé un regard mémorable : une œillade à la fois aiguë et lasse, passionnée et sournoise. Ce n’est que dans un deuxième temps, alors qu’elle fixait la plage, ou plutôt son assiette, que je pus voir combien son profil était calme, tout au contraire de son œillade. Je me souviens au moins de ce détail vestimentaire : sa robe demi-deuil était sans manches, mais un cardigan était jeté sur ses épaules. J’étais amoureux. Non sans une espèce de peur, incertaine de se résoudre en allégresse. Ce regard si aigu, si rapide, qu’elle m’avait jeté comme si elle me connaissait déjà !

J’eus la force de quitter la salle à manger sans me retourner. Aucun regard ne pesait d’ailleurs sur mon dos, j’en aurais juré. Je montai dans ma chambre, voisine de celle de père. Telle était ma santé, physique et surtout morale, disons-le, que je parvins à réaliser sans grande peine mes sages intentions : pour être en forme demain matin, pour affronter l’avenir, il fallait impérativement reconvoquer ma fatigue de la journée, si totalement oubliée depuis quelques minutes. Il fallait imiter père, et dormir tout de suite, sans chercher ce profil qui me fuyait et me défiait obliquement.

Il fallait aussi faire mon deuil d’une cérémonie que nous observions scrupuleusement tous les soirs, père et moi : la partie d’échecs. C’est lui qui m’avait appris à jouer, et qui continuait de m’apprendre. Le jeu me plaisait assurément, me passionnait parfois, au point que je rejouais volontiers, tout seul, des parties de maîtres, voire des parties que j’avais perdues contre Arthur (c’est le prénom de père). Néanmoins, ce qui me plaisait encore plus, et m’était nécessaire, c’était bien sûr de jouer avec lui, d’observer ce rite quotidien.

Si père m’avait accompagné à la salle à manger, et si, au sortir de table, il m’avait proposé de jouer, sans doute aurais-je été bien distrait, prêt à gaffer comme jamais. Là pourtant, en dépit de tout, j’étais décontenancé, pour ne pas dire angoissé : sans me l’avouer vraiment, je comprenais mieux encore que tout à l’heure, quand il avait dû se coucher sans manger, qu’il était un homme âgé, fatigué, et qu’il ne serait pas toujours là pour moi. Que les rites de la prime adolescence ne dureraient pas toujours. Si je m’endormis avec la facilité d’un marmot, c’était sans doute parce que mon corps avait choisi de se préparer aux mieux pour les épreuves du lendemain. C’était aussi parce que je ne voulais pas m’attarder dans cette angoisse, ni donner trop longtemps prise à ce sentiment de deuil, léger sans doute, mais irréfutable, qui m’étreignait dans cette chambre blanche.

II

Le lendemain matin, c’est père qui vint frapper à ma porte pour me tirer, à neuf heures, d’un sommeil que j’aurais volontiers prolongé. Il avait déjà pris son petit-déjeuner, et comptait s’installer sur une chaise longue de la plage, pour y lire. Il avait l’air reposé, les traits détendus, rajeunis même, et je fus soulagé : le monde de mon enfance n’allait pas s’effondrer du jour au lendemain. Du moins pouvais-je oublier la menace, et me mettre moi-même en danger avec plus de sérénité. Père avait d’ailleurs dans le regard une espèce de sourire qui me fit penser, oui, qu’il avait vu mon amour dans la salle à manger. Et qu’il me souhaitait bonne chance.

En descendant l’escalier pour gagner le rez-de-chaussée et la véranda, je me retrouvai nez à nez avec les deux adultes de la veille, qui remontaient sans doute dans leur chambre. Tous deux, ils semblaient contrariés. Elle, excessivement blonde, ce que les hommes appellent une belle femme, fronçait les sourcils, tandis que lui, grand et brun, cheveux déjà argentés sur les tempes, ce que les femmes appellent un bel homme, avait un air plus résigné, mais tout aussi fermé. Ce qui me frappa chez elle, c’était aussi son teint pâle et brouillé. Elle dit quelque chose que je compris mal, mais qui devait avoir trait à sa fatigue persistante, à son intention de remonter se coucher.

Comme ils étaient passés, je n’entendis rien d’autre, et ne pouvais savoir si la mauvaise humeur des parents s’expliquait par leur fille. Et voilà, elle se trouvait à sa place et dans sa tenue de la veille, jouant des deux mains avec la salière demeurée sur une nappe blanche, en demi-deuil elle aussi, car semée de taches de thé et de café. Les convives étaient encore nombreux à cette heure.

J’eus la claire impression que chaque famille, chaque couple observait dans ses mouvements une espèce de lenteur voulue, témoignait d’une placidité concertée, afin de mieux affirmer sa nature de vacancier, qui a pour devoir de se lever tard et de n’être pressé par rien. Seuls les enfants les plus petits manifestaient l’impatience d’aller patauger ou s’enfouir dans le sable, et tranchaient sur l’hébétude ambiante. Les plus grands manifestaient une apathie vraiment superlative. Les bâillements leur emplissaient les yeux de larmes. Voilà qui me convenait. Je passai derrière mon aimée, m’assis à ma place, levai franchement les yeux. Elle me regardait. Comme la veille : avec quelque chose de furtif, de sournois, de pénétrant. Je lui souris en brave. Elle me demanda mon nom. Déclina le sien, Anne.

Avec un brusque élan, mais avec ennui pourtant, elle se leva pour s’installer à ma table, en face de moi. Je me fis un point d’honneur de manger paisiblement, voire gloutonnement, devant cette fille aux yeux doux mais instables, et qui me regardait sans discontinuer.

Je me mis à saler mollement mon omelette baveuse, avant de l’ingérer avec des mouvements imperceptibles, parce que tout à coup mes mastications me paraissaient déplacées. Mon cœur battait comme deux jambes qui courent en arrière à toute vitesse, risquant à chaque pas de me faire trébucher et chuter durement.

Elle me tendit la salière d’un geste sans réplique. Je ne savais pas si vraiment mon omelette était trop fade. Je la saupoudrai consciencieusement avant de me remettre à manger. Pas longtemps : je mâchonnais du sucre. Anne esquissait un sourire de renarde. C’était pourtant bien une salière que j’avais reçue de sa main. Celle même qui se trouvait sur ma table, et que j’avais secouée une première fois sans qu’il en sorte autre chose que du sel.

 – Tu vois, je m’amuse. Quelqu’un que j’aime beaucoup, enfin que j’aimais beaucoup, m’a appris quelques tours. ça peut servir à tout. Quand il faut se défendre.

Je me mis à rire, sans me forcer d’ailleurs.

– Se défendre ?

– Ou se venger.

– De quoi ?

– De rien. Qu’est-ce que tu fais ce matin ? Ton grand-père va t’emmener dans les musées ?

 – Non. Il lit.

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