Quand l’herbe ne se transforme plus en lait
De son vivant, si on le lui avait dit, au grand-père Hofmann, que ça allait disparaître, qu’on en ferait une place de parking, il aurait esquissé un petit rictus malicieux, celui qui signifiait: cause toujours.
Il trônait devant la ferme sur son piédestal de béton, juste en face de la porte à double battant de l’étable. À la fin de l’hiver, il allait jusqu’à deux mètres de haut et faisait la fierté du grand-père. Un véritable fumier « à la bernoise », avec quatre faces bien droites, régulières, irréprochables.
Je les revois, tour à tour, matin et soir, mon oncle Hans, mon père, ou l’apprenti, ou Carlos, ou Manuel, sortir de l’étable en poussant leur brouette. Crispés, concentrés, ils visaient la rampe, une planche solide mais étroite, puis renversaient le contenu, répartissaient avec une fourche à quatre pointes ce mélange de paille et de bouse. On s’applique d’abord à bien faire les coins, puis les bords du fumier, on piétine avec les grosses bottes de caoutchouc pour ralentir la fermentation. À la surface, on ne peut pas empêcher l’azote de s’échapper, mais à l’intérieur, on élimine l’air pour que les microbes fassent leur travail, fabriquent le précieux humus; c’est pour cela qu’il fait chaud dans un fumier, pour cela qu’en hiver, on les voit fumer.
Les voitures ralentissaient à sa hauteur, avant la priorité de droite du carrefour, se garaient parfois à proximité pour faire des courses à la petite épicerie, dans le bâtiment de la Société de laiterie de Villars-sous-Yens. Certains clients se pinçaient le nez, ignorant la noblesse de l’édifice, le cycle abouti de l’herbe verte: une ode aux pâturages transformés, grâce à des ruminants domestiqués par nos aïeux il y a 10 000 ans, en excréments, en urine. Le cycle aussi des champs de blé: ces grands rectangles jaunes qui agrémentent nos paysages, devenus paille sèche, litière absorbante. Et ce mélange changé en fumure, concentré de vie, énergie, nutriment, matière active qui s’en retournera à la terre pour offrir de la bonne herbe, du bon blé, du vert et du jaune, de la viande et du lait.
Les clients de l’épicerie n’avaient pas le loisir de le contempler, d’observer comment c’était fait, comment c’était bien fait, de comprendre pourquoi on le faisait, de féliciter l’artisan, le paysan, celui qui, au contraire du passant, s’asseyait parfois sur le banc de bois, près de la porte de la grange, pour admirer le travail, parce que lui savait qu’un bon fumier était le meilleur moyen de réveiller un sol fatigué, de guérir une terre sèche et rebelle.
Dans les campagnes, la dot était jadis estimée à l’importance du tas de fumier devant la ferme des parents.
Le lisier était l’or noir des étables.
Le fumier, le levain de la terre.