I
À la musique
Le blog de Frédéric Ballade
« Je ne dis pas un mot »
Arthur Rimbaud
25 juillet
Nous l’avons compris hier soir : ce qu’on appelle un miracle, c’est au monde la chose la plus naturelle ; la source qui nous attend, patiente, espiègle et sûre, la source où l’on peut boire. En ce pays de soleil, et si près de la Fontaine de Vaucluse, verte comme les yeux de Laure, pourquoi ne l’avons-nous pas su plus tôt ? C’est qu’avec l’âge on ne croit plus aux miracles – mais l’affaire n’est point de croire. Il suffit bien d’écouter.
Nous le savions un peu jadis, que le miracle existe. Au temps où les chefs-d’œuvre étaient neufs. Imagine-t-on cela, quand on est revenu de tout : un adolescent qui part pour le grand voyage ? Qui découvre la Sonate « funèbre » de Chopin ? Il y survit, hélas. Au début, il n’entend que l’œuvre, la croyant jouée par elle-même. Lui qui pour la première fois accède au lent et sombre prélude du premier mouvement, forêt obscure dont le rideau d’arbres va se déchirer sur la tempête : il se moque bien de savoir le nom de la cause occasionnelle, appelée pianiste, qui lui transmet cette musique. Il entend le miracle, et c’est Chopin.
Mais l’adolescent devient adulte. Les doigts des interprètes lui montrent la lune romantique, et de plus en plus souvent, il regarde les doigts. Il acquiert, avec la science de l’interprétation, le vice de la critique : ne plus lire le message, détailler le messager. Sans doute, l’adolescent se trompe : ce Chopin qui le saisissait d’angoisse joyeuse, ce n’était pas Chopin seulement, c’était aussi Arthur Rubinstein, ou Dinu Lipatti. Mais nous nous trompons aussi, nous autres vieilles punaises de concerts, vieux rats de festivals : si prodigieux, si scandaleux que cela nous paraisse, l’œuvre préexiste à l’interprète ; elle est pour lui, à tous les sens du terme, un moyen d’existence.
Et voilà que nous écrivons de telles lignes au moment d’entonner, à la gloire d’une pianiste, le plus vibrant éloge ! Mais c’est qu’elle rend à Chopin, à Brahms, à Scarlatti, à Stravinski, leur splendeur première, leur plus parfait orient. Cet Orient d’où Mei Jin nous arrive, et qui, au miroir de son joyeux tempérament, redonne sa jeunesse à notre vieux génie européen, rendant moins consternant notre goût d’Alexandrins pour la musique des morts. Elle est ceux qu’elle joue, ni plus ni moins. Et voici qu’on retrouve, à l’entendre, l’émotion de la découverte adolescente. Seuls de très rares interprètes ont atteint cette transparence du génie : outre Rubinstein et Lipatti, Clara Haskil, Svjatoslav Richter, Rudolf Serkin. Surtout pas Glenn Gould, surtout pas Horowitz, pour ne nommer que les plus tapageurs des Narcisse du piano. Pas même Argerich, trop lunatique, pas même Pollini, trop austère. Mais faisons silence, écoutons Mei Jin.
Et d’abord, voyons-la surgir sur cette scène de La Roque, où tout le jeune piano du monde vient se mesurer, depuis trois décennies, au chant des cigales, au coassement des grenouilles – et tente de prouver, soir après soir, que la culture est la jeune sœur, irremplaçable, de la nature, plus pure et plus vraie qu’elle ; la Cordélia que le roi Lear, à la fin, reconnaît pour la plus chère de ses enfants. Car la musique, toujours, nous sera plus précieuse que les bruits naturels, auxquels il nous arrive de prêter des mélodies, jusqu’au moment où Chopin s’élève au-dessus des grenouilles, et Schubert des cigales. Voyons-la surgir, la jeune Mei Jin, dans sa longue robe coquelicot, ou peut-être cinabre. Son pas est rapide ; sa révérence, quoique profonde, est plus rapide encore : palme, chantait Valéry !
Le récital commence, avec Domenico Scarlatti. Dans ce répertoire, la plupart des pianistes, hélas, contrefont les clavecinistes : admirez, bonnes gens, le perlé de mon jeu ! Telle une coquette exhibant ses perles d’inculture. Les meilleurs des interprètes ont certes refusé ce procédé de faussaires. Mais alors, trop souvent, ils ne furent que froideur hautaine, inquiétante, pincée – c’est le cas de le dire.
Mais tandis que nous bavardons, Mei Jin s’est assise. Elle se concentre cinq secondes, les mains sur les genoux. Puis commence. De ce que nous entendons, nous n’avons rien à dire. Pendant une sonate entière, peut-être deux, littéralement rien. Nous ne sommes pas muets d’admiration, ni figés de scandale, ni paralysés de stupeur. Quitte à surprendre plus d’un confrère, disons qu’en ces minutes étranges, nous ne nous apercevons même pas que nous n’avons rien à dire. Notre silence ne se commente point lui-même.
C’est seulement quand survient la sonate K 87, parfois appelée « fugue », car elle développe en effet, dans le ton de ré mineur, un petit fugato, c’est seulement à cet instant que nous commençons de comprendre : Mei Jin n’essaye pas de faire passer son piano pour un clavecin ; elle ne tente pas non plus, à l’inverse, de faire triompher la présence du piano sur le souvenir du clavecin. Elle ne joue ni trop piqué ni trop lié. Ni trop régulier ni trop rubato. Elle ne cherche jamais à nous convaincre de ses talents d’interprète, elle ne prétend pas déchirer le voile du temple. Or que se passe-t-il ? Cette petite fugue mélancolique, sous les doigts de Mei Jin, devient brusquement déchirante.
Au vrai, ce qui soudain nous atteint et nous déchire, ce ne sont pas les notes de Scarlatti : c’est leur présence parmi nous. C’est ce miracle d’une musique à l’état natif, telle qu’on peut parfois la pressentir en lisant les notes de la partition, dans le silence toujours menacé de notre monde intérieur, ou de ce qu’il en reste. Et la beauté, ce qu’on appelle la beauté, c’est sans doute cela : la présence pleine et entière de ce qui fut, de ce qui est mort, de ce qu’on n’atteindra jamais ; la profération cristalline d’une parole engloutie, le dessin pur et net, immobile, immortel, de ce qui pourtant s’efface et meurt et fuit, comme un visage dessiné dans l’eau, subsistant à jamais.
Plus tard, le récital fini, il sera toujours temps de nous demander qui nous fait un tel don, et si nous n’avons pas rêvé. Si ce n’est pas nous qui pour une fois, obéissants au vœu de Cocteau, nous seuls, critiques et spectateurs, qui avons du talent ? Ou bien est-ce un je-ne-sais-quoi, autour de nous, qui nous a trompés : la douceur provençale (mais elle nous accompagne si souvent à La Roque), la qualité de la lumière (mais change-t-elle à ce point, d’un soir à l’autre ?). Peut-être la neuve attitude de nos compagnons de voyage (car il nous a semblé que tous les spectateurs, qui communément se renfoncent dans leur siège en soupirant d’aise, avaient le geste de se pencher un peu vers l’avant, comme s’ils n’étaient pas sûrs de bien voir, de bien entendre) ? Et ce n’était qu’un début. Chopin va suivre.
II
Adieu pianos…
Le blog de Léo Poldowsky
« Télégraphe à musique, il pourra le traduire… »
Tristan Corbière
25 juillet
À La Roque, le récital d’hier soir ? La jeune Mei Jin, vingt-deux ans, Chinoise américanisée, était précédée d’une réputation flatteuse. Encensée par de grands chefs d’orchestre vieillissants, dotée d’une technique assez considérable (on sait que la Chine forme les meilleurs artistes de cirque) et d’un joli minois : Mei Jin, à n’en pas douter, est un produit haut de gamme, un concentré de high-tech pianistique, sous un emballage séduisant de surcroît, tels ces ordinateurs et téléphones portables dont on soigne le design autant qu’on dope les performances.
La comparaison pourrait être poussée encore plus loin si nous étions désobligeant : de même que les ordinateurs, chaque année, ont davantage de mémoire et de puissance, les pianistes classiques, à chaque génération (c’est-à-dire, là aussi, chaque année) ingurgitent des programmes plus énormes et les jouent avec des moyens plus tonitruants. Il est assez compréhensible qu’une grande maison de disques, en perdition comme les petites, ait tout misé sur ce nouveau phénomène, qui, contrairement à ses prédécesseurs chinois, possède le charme incontestable de l’oxymore : ce corps plutôt menu, à la gestique plutôt discrète, déchaîne les mêmes ouragans sonores que les batteurs d’estrade, les broyeurs d’ivoire et autres éléphants d’Asie qui l’ont précédée dans la gloire médiatique.
Bref, et pour parler net, Mei Jin est la tête de gondole idéale. L’enjeu n’est pas mince : le genre dit classique bat de l’aile comme les autres, mais parvient à survivre encore. Pour les majors, ce créneau reste ouvert. Non pas, on s’en doute, parce que l’amour de cette musique serait plus vivace que celui du rock ou de la pop, mais tout bêtement parce que les mélomanes de cette catégorie piratent moins que les autres. Eh ! quoi, seraient-ils plus honnêtes ? Le genre classique entretient-il la vertu ? Hélas, l’explication, là encore, est plus terre-à-terre : les amateurs de Bach ou de Beethoven sont généralement vieux (les interprètes de cette musique sont de plus en plus jeunes, mais pas leur public). Peu à l’aise avec ce qu’on appelle les nouvelles technologies, ils seraient incapables de pirater quoi que ce soit, et d’ailleurs ignorent tout de cette activité. Ergo, il vaut encore la peine, pour les maisons de disques, de publier de nouveaux albums, pour autant que ce soient des « phénomènes inouïs », des « pianistes du siècle ».
Voici donc Mei Jin. On a dû souffler à cette jeune femme que tout pianiste qui se respecte et veut entrer dans le cercle des Grands-z-Interprètes se doit de jouer un peu de Scarlatti : histoire de montrer son brio avec humilité (ces sonates permettent de faire des étincelles, à défaut d’allumer les brasiers romantiques), et qu’on sait jouer sans pédale. On écoute, puisqu’on est là pour ça. Et l’on songe au Scarlatti de Michelangeli, à celui d’Horowitz. On se demande comment ces hommes-là pouvaient atteindre à tant de netteté sans dureté, sans passer pour les Stakhanov du staccato.
Mei Jin a des moyens techniques incontestables. Mais voilà, tandis qu’elle joue, on ne cesse d’y penser, à ces moyens. Ordonnés à quelle fin ? Là encore, si nous étions sévère, nous comparerions ce jeu trop parfait au fonctionnement troublant d’un ordinateur qui gagne aux échecs contre les plus grands maîtres, mais sans savoir qu’il gagne. Ce serait injuste, car Mei Jin est gentiment et bravement humaine. Mais l’évidence est là : elle ne joue pas Scarlatti, elle récite un cours de culture occidentale, elle imite à s’y méprendre (et c’est justement pour cela qu’on ne s’y méprend guère) le perlé de ses prédécesseurs. On ne lui en voudra pas : pour un Chinois, qu’est-ce que la musique classique européenne, sinon deux leçons bien apprises et deux fois récitées (celle des œuvres, et celle de leurs interprétations) ? Mlle Jin imite parfaitement, mais elle imite. Avant même qu’elle tente de s’en approcher, Chopin s’éloigne d’elle. C’est normal. C’est irrémédiable.
III
À la musique
Le blog de Frédéric Ballade
« Do I envy those jacks that nimble leap »
W. Shakespeare, Sonnet CXXVIII
26 juillet
Avant la Sonate opus 35 de Chopin, après Scarlatti, nous avons eu la stupeur d’entendre (excusez du peu), les Variations de Brahms sur un thème de Paganini, œuvre si lourde à porter que peu de pianistes, aujourd’hui encore, se risquent à la donner en récital. Et quand ils le font tout de même, ils ne jouent pas la « Funèbre » ensuite, et moins encore Petrouchka pour terminer !
Quelques mots sur le Brahms de Mei Jin. Des mots dont nous devons d’emblée avouer qu’ils seront insuffisants, ou plus exactement, déplacés. La musique et les mots ne font jamais très bon ménage, et nous autres critiques le savons mieux que personne. C’est d’ailleurs pourquoi nous sommes si souvent sévères : de la musique, il est plus facile de déplorer l’absence que de saluer la présence. Lorsque cette présence est avérée, seul convient le silence.
Pour Mei Jin, les Paganini ne sont pas une œuvre difficile et vaincue, fût-ce avec aisance. C’est une œuvre facile, avenante, accueillante, un terrain de joie. Si nous quittons un instant le spectacle des mains pour celui du visage de l’exécutante, que constatons-nous, dans les moments les plus effroyables de ces variations-sorcières (comme les appelait Clara Schumann) ? Ce visage est parfaitement détendu, parfaitement serein, habité par instants d’un léger sourire. Les lèvres – témoins, chez tant de pianistes, de tant de crispations, de tant de souffrances, de tant d’efforts et de contention, les lèvres qui font si souvent mentir les mains – chez elle demeurent légèrement entrouvertes, relâchées, tranquilles : la détente est absolue. On a l’impression de voir une jeune fille qui rêve à son balcon, tandis que les elfes, ses doigts, lui jouent la sérénade.
Ce que le Caprice de Paganini, point de départ de ces Variations, a de curieux, mais de rébarbatif, c’est qu’il énonce moins un thème qu’une sorte de structure élémentaire, une mélodie primitive, un peu comme la valse de Diabelli qui permit à Beethoven les variations que l’on sait (et l’on aimerait que Mei Jin s’y confronte, et qu’elle les fasse chanter comme elle fait chanter Brahms). Paganini lui-même trouve dans ces quelques notes un prétexte à voltige. Liszt, à sa suite, puis Brahms, puis Rachmaninov, puis Lutoslawski, ne se cachent pas de poursuivre un but semblable : la virtuosité.
Mais – chez Brahms en tout cas – le génie vient s’en mêler. Il jaillit partout, il fait beauté de tout. Les variations de Brahms parviennent à raconter, avec ces quelques notes, une longue, terrible et merveilleuse histoire, une sorte de poème épique plein de bruit et de fureur, une pièce shakespearienne, chargée d’énergie tragique, et qui finit dans une apothéose de splendide fureur. Ainsi décrite, d’ailleurs, une telle œuvre ne semble pas pouvoir être jouée par des mains de femme. C’est une histoire terriblement virile, une affaire d’hommes, à la fois par la force physique qu’elle requiert, et par la nature des sentiments et des émotions dont elle est faite. Clara Schumann exprimait peut-être un effroi féminin devant une virilité si bourrue, sommée de frayer son chemin parmi les corps impudiques, malgré leurs cottes de mailles, d’une soldatesque médiévale.
Mei Jin est une jeune femme, plus frêle encore que n’était Clara. Elle fend la foule des soldats, qui se retirent galamment pour lui laisser passage, et lui font, de leurs armures, une scintillante et mouvante parure, telles les deux moitiés d’une rivière fendue par le cygne. Et sa féminité n’empêche en rien la force. C’est Jeanne d’Arc innocente mais inflexible, devant qui les reîtres s’agenouillent en murmurant leur allégeance. Et cette force féminine lui permet de tracer sa route dans cette musique monstrueusement virile, de raconter son histoire de violence mâle avec une voix douce, de révéler ses trésors de tendresse, d’en faire une ballade (sœur de l’opus 10 du même compositeur), sombre sûrement, mais sombre comme une ombre propice et maternelle, à l’abri de laquelle nous pourrons vivre et reposer en paix.
Si les variations les plus mâles sont jouées avec cette délicatesse énergique, on imagine le sort heureux des variations méditatives, comme la cinquième, ou la deuxième du second cahier, avec leur trois-contre-deux et, pour la première nommée, ses croisements de mains, dont on découvre soudain qu’elles sont, physiquement, le lieu d’une caresse hésitante et précise, serpentine, interrogative, pensive, précieuse ! Qu’elles sont faites, depuis toujours, pour des mains de femme. O Clara, malheureuse !
Mei Jin est une cavalière habile, qui n’a nul besoin de fouetter son coursier pour lui faire prendre et surtout garder l’allure la plus folle et la plus ferme, et qui le caresse à bon escient pour tirer le meilleur de sa puissance et de sa vitesse. Les Paganini, sous ses doigts d’acier effilé, sont une chevauchée fantastique, une aventure tumultueuse et risquée, mais en même temps, comment dire : alors même que l’on cavalcade dans la nuit et la montagne hostiles, parmi les éclairs et le tonnerre, on a l’impression d’être à l’abri, dans une chambre paisible et retirée, où brûle doucement un feu chaleureux, où l’on peut boire et dormir et rêver : mais oui, puisqu’en effet l’on nous raconte une histoire, qu’on nous la fait connaître en rêve et non pas en réalité – ce qui n’est pas à dire qu’on ne la vit point en vérité ! Comment ne pas rendre grâce à cette jeune pianiste, dont on songe et l’on espère qu’elle ne sait pas elle-même le miracle qu’elle est. Oui, grâces soient rendues à tant de fraîcheur alliée à tant d’autorité. La main qui joue est celle-là même qui nous conduit, nous les enfants étonnés que sans honte nous pouvons redevenir !