Début janvier, dans sa boîte, une lettre. Une fondation culturelle lui demandait s’il aurait l’envie et le temps de résider six mois avec sa famille dans un appartement vénitien. Tout serait pris en charge. Une femme, sur place, lui remettrait les clefs et s’occuperait de tous les problèmes pratiques qui pourraient surgir.
Il n’avait pas de famille. Des amis, il ne lui en restait plus beaucoup non plus depuis que le bruit s’était répandu que la chance le favorisait d’une manière inquiétante. Il craignait que cette invitation à Venise soit considérée comme une preuve supplémentaire de cette chance supposée, ce qui inciterait ses dernières connaissances à rompre tout contact avec lui – « à se détourner de lui avec horreur ». Pourtant I., la femme avec laquelle il vivait à Berlin, trouvait que c’étaient des bêtises. Elle ne craignait pas la jalousie des dieux. L’idée de passer six mois à Venise lui plaisait. « Partout tu trouveras mieux que la mort », lui dit-elle. Aussi accepta-t-il l’invitation.
01.06.
Dernier mail de Berlin à son ami de Cologne,
ce que je veux savoir, ce n’est pas ce qu’on fait en cas de piqûre (compresses de vinaigre, acide citrique, salive de maman, blanc d’œuf – ou pommade de silicium, etc.) mais, une fois pour toutes, comment éviter de me faire assaillir toute la nuit par des bourdonnements: bouquets de lavande dans la chambre, citronniers devant la fenêtre, cadavre de chat sur le rebord de la fenêtre, entretenir des chauves-souris domestiques, laisser la lumière allumée, garder les fenêtres fermées, se coucher dans les courants d’air, se frictionner à l’alcool, avec de l’huile de foie de morue ? Qu’est-ce qui empêchera les moustiques de bourdonner à mon oreille et de me maintenir éveillé ? Dès demain, il me faut connaître la réponse.
02.06.
Premier mail de Venise à l’ami de Cologne,
à peine branché, j’y étais déjà. Un mystère vénitien. Pas la moindre petite boîte à allumer. Simplement brancher l’ordinateur, l’allumer – et on y est.
Stupéfiant ! Après avoir poussé la porte de l’appartement, je suis resté cloué, j’ai ouvert la bouche pour crier quelque chose d’approprié, mais rien ne m’est venu à l’esprit, aussi me suis-je tu, j’ai posé les valises sur le sol et bouche ouverte – j’avais oublié de la fermer – j’ai traversé l’entrée jusqu’à la façade vitrée, j’ai regardé au-delà des canaux qui se croisent devant la maison et je n’ai plus bougé. Puis je suis retourné à mes valises, les ai posées sur une table sans mot dire, rangé les affaires dans les armoires, branché l’ordinateur, me suis assis devant sur une chaise – et je n’y tiens pas à rester assis ici et à t’écrire. En bas et dehors, tout de suite.
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Juste au coin à gauche, en bas, il y a un coiffeur. Par la fenêtre, je l’ai vu travailler, un jeune homme. Il s’appelle Valon. C’est lui qui me coupera les cheveux. Il a des boucles aile de corbeau et une peau très claire. Dans son enfance, il a sûrement fait le zanzarotto (j’ai lu qu’à Venise de pâles garçons se tiennent à deux devant les fenêtres ouvertes des palais, face aux salles, en livrée, le dos nu pour attirer les moustiques – les zanzare – et les capturer avec leur sang sucré ; des zanzarotti, donc ; Valon en était certainement un).
J’ai tenu le coup sur environ deux cents mètres, puis mes pieds se sont soulevés du sol et j’ai commencé à planer. Je ne resterai pas une seconde de trop ici dans l’appartement, assis sur une chaise, à ma table ! Je sortirai chaque fois que ce sera possible – ce qui me fera finir dans le caniveau : une bière sur la piazzetta coûtait… Ah, peu importe ce que ça coûte, je ne peux pas faire autrement, il me faut redescendre immédiatement et aller en boire encore une.
A la femme qui s’occupe de l’appartement,
savez-vous comment on fait fonctionner la télévision ? A vrai dire, il y a plusieurs modes d’emploi et une feuille manuscrite à côté de l’appareil, mais peu importe comment je l’allume, il ne se passe rien sur l’écran. Tout est branché et la prise est bien enfoncée, on peut visionner des DVD, mais regarder la télévision, ce n’est pas possible.
03.06.
A l’ami de Cologne,
du point de vue technique, tout a marché du premier coup, du point de vue de la technique existentielle, non. Coucher dans un lit inhabituel me met au martyre. En plus, cette nuit, un moustique bourdonnait effectivement à mon oreille. Par la présente, j’envisage de déclarer que l’expérience est un échec et de rentrer à Berlin. Pas à cause du moustique. A cause du dos tordu non plus. Seulement à cause des finances. Je ne peux pas me permettre Venise Ici, impossible d’avoir envie de boire un café, un apéritif, de lécher une glace, de manger dehors. Tout ça est hors de prix. Qu’ai-je à faire ici ? A Berlin, c’est beaucoup plus facile de n’avoir droit à rien. Là-bas, j’ai mon fauteuil et un climat qui ne permet que de lire, de penser et de se languir d’un ailleurs.
Si je restais, je devrais descendre et remonter plusieurs fois par jour ce qu’on appelle un escalier da Vinci, un escalier sur lequel, avant mon arrivée, il paraît qu’une femme d’un certain âge a glissé et s’est presque tuée. Depuis lors, à l’intérieur de la porte d’entrée, figure : Attenzione ! Scala pericolosa. Chaque locataire de la maison – haute de cinq étages si l’on compte le galetas aménagé – a sa propre entrée avec sa propre cage d’escalier. Même après longue réflexion, je ne parviens pas à me représenter dans l’espace comment les escaliers sont conçus et construits les uns autour des autres. On leur donne le nom de Leonardo da Vinci car, comme me l’a expliqué la femme qui s’occupe de l’appartement, il serait le premier à avoir conçu des cages d’escaliers aussi complexes. Elles semblent avoir répondu au besoin d’une certaine classe de Vénitiens qui, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècles, n’avaient pas les moyens de s’offrir tout un palais rien que pour eux. Ils ont constitué des propriétés collectives et fait édifier des immeubles d’habitation. Pour se distinguer des minables qui vivaient entassés dans des cages à lapins, ils se sont offert le luxe d’entrées individuelles.
I. et moi habitons au troisième étage. Depuis la petite place devant la maison, nous pénétrons par notre propre porte d’entrée dans notre propre cage d’escalier. Les appartements au-dessus et au-dessous ont également leur propre porte d’entrée et leur propre cage d’escalier. Les escaliers s’enroulent mystérieusement les uns autour des autres, relativement raides, les marches lissées par un long usage. Dans l’aile arrière, une grande cuisine avec une table pour huit à dix personnes attend qu’on s’en serve ; nous n’y avons pas encore mis les pieds.
Dans les bars, le café est très bon. Au comptoir – au fond la plus noble façon de boire un expresso, qui m’est hélas interdite car mes jambes sont toujours fatiguées quand j’arrive dans un bar – la petite tasse coûte quatre-vingt-dix centimes ; c’est sympathique. Qui veut s’asseoir paie le double.