Dans «L’Homme qui avait deux yeux», le Biennois dégonfle les boursouflures contemporaines. Un roman à l’humour absurde, Prix fédéral 2012, qui fera date
S’il fallait un roman pour dégonfler les boursouflures contemporaines, les postures égomaniaques, les appels au sacrifice, s’il fallait un livre pour questionner le langage et les discours, tous les discours (populistes, médicaux, financiers, juridiques), s’il fallait une fable pour louer le silence, s’il fallait un conte pour rire dans la débâcle, ce serait L’Homme qui avait deux yeux, le nouveau roman du Bernois Matthias Zschokke.
Depuis Max, en 1988, Matthias Zschokke emprunte des sentiers à part, discrets, loin des autoroutes formelles. Sur ces chemins, il s’arrête souvent pour observer des détails à première vue insignifiants, qui racontent pourtant plus que n’importe quel plan large ou n’importe quelle explication. De là sa parenté avec Robert Walser, grand observateur des tessons du réel.
Que ce soit dans ses romans, dans ses pièces de théâtre, ses récits de voyage ou sa correspondance, ses personnages (ou lui-même) flottent, tanguent, clowns tristes qui affrontent avec rigueur le train-train quotidien tout comme les ballottements du monde. En voyage, Matthias Zschokke se met en scène en regardeur étonné, questionnant sans cesse les habitudes, qu’il s’agisse de son quartier à Berlin ou d’une plage à l’autre bout du monde. Dans ses romans, ses personnages sont des voyageurs dans leur propre vie. Dans une visite guidée, ils seraient les premiers à prendre la tangente, à se perdre. Ou alors à bombarder le guide de questions insolubles avec beaucoup de détails. C’est quoi, vivre?
L’Homme qui avait deux yeux est le pendant, tout aussi drôle mais plus sombre, plus apaisé aussi, de Maurice à la poule qui avait valu à Matthias Zschokke le Prix Femina étranger en 2009. Maurice conservait une part d’enfance. L’Homme aux deux yeux pourrait être Maurice mais bien plus tard. Le livre s’ouvre sur la mort (forcément inopinée, loufoque, pleine d’une grâce d’opéra italien) de la femme avec qui l’Homme aux deux yeux vit depuis plusieurs décennies.
Qui est ce veuf sans nom? Un homme globalement très déprimé à qui il arrive des choses très drôles. Comme le titre l’indique, il est à la fois banal et hors norme. Ou plutôt, sa banalité extrême en fait un être à part. Il est à ce point comme les autres qu’il se fond dans le paysage. Cheveux et vêtements couleur sable, il présente un visage si peu distinctif que tout le monde le prend pour un autre. Mis à part cette fadeur apparente, l’Homme aux deux yeux est très actif dans l’inaction, très parlant dans le silence et très loquace quand il décide de parler, c’est-à-dire rarement. Croisement entre un clown et un philosophe, il pose des questions frontales sur le sexe, le travail, l’économie, la vie, le suicide, la vérité, les mots, l’amour, la justice. Quand il s’emballe un peu trop, «la femme qui vit avec lui dans le même appartement», lui lance: «Comme le monde est profond. Je crois qu’il vaut mieux ne pas trop en parler.»
Comme Maurice, l’Homme aux deux yeux bute contre le monde comme un oiseau contre une vitre. Maurice ne cessait de tester deux approches: trouver un gouvernail à sa vie ou se fondre dans le mouvement comme l’eau dans un torrent? Au travers d’une immense fatigue pour tous les rituels sociaux (Nouvel An, dîners entre amis en tête), l’Homme aux deux yeux est toujours tiraillé par les questions existentielles («il réfléchit jour après jour à la vie dans laquelle il a été jeté»). Il a néanmoins dépassé toute idée de destin. En proie au chagrin, il se réfugie dans une petite ville, Harenberg, recommandée par «la femme avec qui il vivait dans le même appartement» comme étant un lieu capable de chasser les idées noires.
L’arrivée, au tout début du livre, de l’Homme aux deux yeux dans la bourgade sinistre, est un morceau d’anthologie. Pour ne pas gâcher le plaisir de lecture, on se bornera à évoquer l’entrée de notre homme dans un bar à prostituées. Il arbore une improbable coupe de cheveux réalisée juste avant de prendre le train. Alors qu’il n’a jamais mis les pieds à Harenberg et a fortiori dans ce bar, les habitués présents l’apostrophent tout de go: «Espèce de salopard. Alors comme ça, tu veux revenir chez nous à présent et bouffer nos patates? Sans les avoir plantées et sans les avoir récoltées? […] Mais ce n’est pas si simple mon ami. On le sait nous-mêmes, comme c’est joli chez nous. Ce n’est pas pour rien que Harenberg est appelée la Kiev de l’Ouest, qui passe à son tour pour être la Jérusalem de l’Est.» L’Homme aux deux yeux se défend: «Je ne suis jamais venu ici, comme je l’ai déjà expliqué à la dame qui se tient derrière le bar. Cela m’arrive constamment que l’on me confonde. C’est que mon visage n’est pas particulièrement facile à se rappeler. Se peut-il que vous me preniez pour un coiffeur nommé Türschmidt? Je me suis fait couper les cheveux par lui juste avant de partir. C’est lui qui m’a infligé cette drôle de coiffure de page, exactement la même que la sienne.» L’explication n’aura aucun effet sur l’ire des buveurs.
L’homme aux deux yeux ne bougera plus de Harenberg. Déroulant mentalement sa vie, il déploiera aussi sa rencontre avec la femme qu’il a, en fin de compte, aimée. Le couple s’aime au cœur du train-train, sans mots, sans phrases, s’en méfiant même, comme on l’a vu. Se préparer à manger, regarder ensemble par la fenêtre, lire en silence en hochant la tête, tels sont les sommets de leur histoire. Il en est un autre peut-être, celui où l’homme regarde la femme dormir.
Face aux médecins qui tranchent au lieu de soigner, face aux propriétaires avides, face aux adeptes du régime alimentaire préhistorique, face aux juges qui ne font pas la différence entre justice et sentiment de justice, l’Homme aux deux yeux écrit des lettres, tempête, observe. Sans le sou, il se montre très pragmatique. Il acceptera de devenir membre d’une loge maçonnique dans l’espoir de toucher le pactole. La scène, sur plusieurs pages, est un autre sommet d’humour absurde.
Rosaura est la dame qui sert au bar de Harenberg. Elle joue un rôle important. C’est elle qui écoute les interrogations sexuelles de l’Homme aux deux yeux ainsi que ses projets d’en finir. «Je préférerais ne pas continuer.» Le sens de la vie? Rosaura ne s’en laisse pas conter. Elle aura le mot de la fin.
Lisbeth Koutchoumoff