«De nouveau rien eu à faire. Voilà des semaines que ça dure à présent. Apparemment, les gens ne peuvent plus s’offrir mes services. Ou alors, ils ne croient plus que ça vaut la peine de s’adresser à moi et de demander mon aide. Jour après jour, je suis assis dans mon bureau, sur ma chaise, devant ma table de travail, et la seule chose qui m’occupe, c’est de ne pas laisser monter la panique et de m’habituer peu à peu à cette façon vaine et molle de ramper d’un jour à l’autre.
Tu te souviens de Popol ? Le comédien dont j’avais fait la connaissance chez vous à l’époque, dans le Grunewald, lors du meeting aérien? Il se fait appeler Flavian Karr à présent. Un nom d’artiste. Il m’a invité à dîner ce soir.
Tandis que j’étais devant la glace de ma salle de bain, juste à l’instant, et que je me rasais, je me suis surpris à souhaiter de tout mon cœur pouvoir rester à la maison. Comme l’air est frais et comme il sent bon quand même dans une salle de bain d’Europe centrale comme celle-ci ! me disais-je. Comme un appartement tel que celui-ci vous attend tranquillement derrière la porte, les bras ouverts ! Comme c’est agréable de ne devoir parler à personne (mon amie est en voyage) ! Ah, toi, ma chère chemise, me disais-je, pourquoi diable dois-je te changer aujourd’hui ? Tu pourrais très bien être portée encore un jour de plus, si seulement je ne devais plus rencontrer personne; et je n’aurais pas eu non plus à me laver, ni à me raser, si j’avais pu rester chez moi aujourd’hui. Pourquoi donc veut-il me voir ? Qu’attend-il de moi ? Nous sommes amis, et alors ? Qu’avons-nous à nous dire ? Nos journées passent, certes, oui, les semaines passent, les années passent, mais elles se ressemblent toutes et ne rapportent rien qui vaille la peine d’être raconté. Mon oncle préféré est mort, tu sais : le vieillard dans la mansarde, celui aux baskets en toile dans lesquelles il a découpé des trous pour ses orteils. Ferait-il un bon sujet pour une conversation du soir digne de ce nom ? Flavian ne le connaissait que par ouï-dire. Sa mort ne l’intéresserait qu’à peine le temps de dire trois phrases.
Il a certainement une raison de m’inviter, un quelconque succès qu’il s’agit de fêter, ne serait-ce que celui d’avoir désormais une année de plus, même ça, il en ferait un événement, et il va falloir que je feigne de l’intérêt.
Comme ce serait reposant de me laisser tomber à présent dans mon fauteuil de lecture et de pouvoir regarder dans le vide tandis qu’en bas passent les trains de banlieue. Ou de retourner à mon bureau et de pouvoir me rasseoir à ma table. Comme c’est réconfortant chaque fois quand j’y vois le soleil disparaître derrière un nuage et que les couleurs s’estompent, quand le papier blanc devient gris, quand ma machine à écrire couleur de boue devient noire, ma trousse verte, bleu pétrole, quand la porte à l’étage supérieur fait des embardées, quand les cloches du soir se mettent à sonner, comme à la campagne, quand le vent sillonne la ville, quand il se met à pleuvoir, quand les voitures qui se trouvent en bas dans la cour fondent jusqu’à n’être plus que des gros blocs incolores, quand le portail en fer de l’entrée se referme bruyamment, quand on peut voir comme la rouille ronge les aiguilles de l’horloge accrochée à la façade dehors, devant ma fenêtre, à droite, quand deviennent gris les prés verts, grises les maisons blanches, gris les toits rouges, quand les prières, les soupirs et les malédictions s’élèvent délicatement au-dessus de tout cela comme la fumée en hiver, toute cette matière première à partir de laquelle est pressé le besoin de changement.
Comme j’aime marcher sur les petits chemins de terre, me dis-je au même moment, entre les champs labourés, tandis que le ciel commence à rougir, comme j’aime contempler le jaune des champs de colza qui s’affaisse au crépuscule, les cailloux gris encore réchauffés du soleil de la journée, comme j’aime le corps nu de mon amie qui a l’impassibilité des flancs des très hautes montagnes – ça, ce n’est pas vrai, j’ai dû le lire quelque part, c’est tout simplement un corps, son corps, mais quand elle n’est pas là, la mélancolie me gagne.
Devant ma fenêtre de bureau, en bas dans la cour, les trois femmes turques dont je t’ai parlé dans ma lettre de la semaine dernière sont toujours assises derrière leur stand provisoire. Pour se protéger de la pluie, elles ont tendu une bâche. Elles ont l’air d’avoir gonflé leurs plumes. Sous leurs jupes qui vont jusqu’au sol, elles portent une quantité de couches. Leurs têtes sont enveloppées dans des foulards, leurs yeux cachés derrière des lunettes. Elles sont assises en rang d’oignons, tranquillement, vêtues de couleurs délavées. De loin, on dirait trois sacs remplis à ras bord ; celui de gauche a la couleur d’un sable moutarde, celui du milieu, la couleur de la farine devenue grise ou du lait dans un pot, à la cuisine, après le coucher du soleil, et celui de droite la couleur d’un cadavre gelé. Elles sont assises là en silence et regardent devant elles les spécialités maison dans les plats et les pâtisseries maison sur les plaques. Quand quelqu’un vient vers elles et leur achète quelque chose, un sourire leur monte au visage, un souffle, leurs yeux s’éclaircissent, c’est comme un rougissement qui fait éclore délicatement ces visages pâles et bouffis, le soleil sort de derrière le nuage, les couleurs s’illuminent, les flaques scintillent.
Devrais-je reparler peut-être une fois à Flavian du violoncelle dont on joue depuis quelque temps de l’autre côté du mur de mon bureau ? Rien que d’y penser, les mots retombent dans ma bouche comme du blanc d’œuf battu en neige et gratiné qui se retrouve trop vite à l’air frais. Il y a longtemps qu’il le connaît par cœur, le violoncelle.
Peut-être devrais-je aborder le sujet du Nord de la ville, là où se trouve mon bureau, de la « ceinture de gras » de Berlin en général, des banlieues ? Mais ça non plus, il ne veut pas en entendre parler. Il regarderait à travers moi, si je me mettais à parler de ça. Après tout, il connaît tout cela ; nous l’avons tout de même fondé et ouvert ensemble, ce bureau, à l’époque. Certes, il n’a pas tardé à se retirer et s’est empressé d’oublier comment ça se passe ici, dans les hauts. Tout le monde s’efforce de l’oublier. Personne n’aime qu’on lui rappelle comme les fleurs sont fanées ici, dans les boutiques, et comme les médecins et les pharmaciens sont pâles ; ou encore, qu’il n’y a nulle part ici où acheter de la marchandise convenable, pas de fruits dignes de ce nom, rien ; que tout le monde ici laisse tomber tôt ou tard. Même le salon de thé au coin de ma rue a déjà changé plusieurs fois de gérant depuis que je purge ma peine ici. Bien qu’il bénéficie sans aucun doute d’une situation privilégiée – à proximité immédiate de la chapelle du crématoire, donc avec, comme clientèle fixe, tous les gens qui viennent aux enterrements –, il semble que même avec ça, on ne peut réaliser aucun profit.
Les chaussures dans les devantures ici font une impression douteuse du point de vue police sanitaire, les boutiques de papiers peints décorent leurs vitrines de façon totalement absurde, les animaux dans les magasins zoologiques font pitié à voir, les cabinets de dentiste, après quelques mois seulement, éveillent la méfiance, et les studios de physiothérapie font carrément peur. Dans tous les commerces, un mois après qu’ils aient été ouverts, les odeurs sont disparates. Si les habitants étaient des chiens, ils lèveraient la patte aux caisses et s’oublieraient. Les drogueries rappellent les kiosques de prisons où les détenus peuvent s’acheter le strict nécessaire, et les supermarchés, les hangars de distribution de denrées alimentaires dans les camps de réfugiés. Les caissières souffrent d’éruptions cutanées pour lesquelles il existe des remèdes, certes, mais elles ne se les font pas prescrire, parce que leurs médecins ne se voient attribuer par la caisse maladie qu’un contingent limité du médicament en question et qu’ils le gardent pour les meilleures patientes qu’ils espèrent avoir un jour et qui ne se présentent jamais chez eux. Voilà comment sont les gens que l’on rencontre ici en haut, généralement malades, souffrant de troubles du métabolisme, mal nourris. Et il n’y a pas de fuite possible.
Est-ce un sujet approprié pour une conversation du soir ? Un divertissement avec lequel je pourrais me présenter devant Flavian ? Je crains que non. Quelque part dans la Bible, il est écrit « honte à toi de te dérober à ton ami », je sais, je sais. Peut-être devrais-je lui lire le brouillon de lettre annexé de mon défunt oncle préféré que j’ai trouvé en débarrassant la mansarde ? C’est tout de même intéressant, non, que les sauterelles nous poussaient à écrire il y a quatre-vingts ans tout comme elles le faisaient il y a deux mille ans et comme elles le font aujourd’hui encore ? Peut-être y aurait-il quelque chose d’intéressant à faire avec ça ?
Cher Hamid, si ma lettre sent l’after-shave, tu comprendras donc pourquoi : je suis assis à ma table, fraîchement lavé et rasé, et je regarde sur ma montre l’aiguille des minutes, tandis qu’elle approche du six. Le moment venu, je mettrai en soupirant des salutations au bas de la lettre, je fermerai l’enveloppe, je l’affranchirai et je me mettrai en route.
Juste un mot encore au sujet de nos affaires : en ce qui concerne notre commerce de spiritueux, je n’ai aucun mouvement à signaler. Les stocks de champagne n’ont pas été touchés ces dernières semaines. En langage boursier : « Nous stagnons » toujours. Cordialement. Maurice»