Domaine allemand
Parution Jan 2009
ISBN 978-2-88182-641-2
250 pages
Format: 140 x 210 mm
Épuisé

Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher & Gilbert Musy

Matthias Zschokke

La Commissaire chantante, L’Invitation, L’Ami riche

Matthias Zschokke

La Commissaire chantante, L’Invitation, L’Ami riche

Domaine allemand
Parution Jan 2009
ISBN 978-2-88182-641-2
250 pages
Format: 140 x 210 mm

Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher & Gilbert Musy

Résumé

Si les personnages du théâtre de Matthias Zschokke sont des adeptes de l’autodérision, si leur esprit est férocement perspicace et lucide, ils restent capables de grandes amours et sont au fond des romantiques. C’est tout l’art de Matthias Zschokke. Il ressort de ses pièces un esprit sombre peut-être, mais aussi tendre, espiègle et brillant. La Commissaire chantante sait raconter des histoires comme personne et sa maladresse est bien plus charmante que désespérante ; L’Ami riche incarne moins un espoir dérisoire que l’espérance réelle d’un changement fondamental ; et les protagonistes de L’Invitation pratiquent l’art de ne pas tricher dans un contexte de convenances sociales qu’ils sont tous incapables d’adopter.
Les trois pièces réunies dans ce livre sont d’une profonde humanité, notre désir d’être aimé y est omniprésent. L’élégance mélancolique de la langue de Zschokke permet à ce théâtre de se lire comme de la littérature de fiction.

Auteur

Matthias Zschokke

Matthias Zschokke, né à Berne en 1954, a d’abord choisi une carrière de comédien. Mais les quelques années qu’il passera au Schauspielhaus de Bochum, dirigé à l’époque par Peter Zadek, le convaincront à tout jamais qu’il n’est pas fait pour cet art-là. En 1980, il part s’installer à Berlin et se lance à corps perdu dans trois autres activités artistiques, écrivain, dramaturge et cinéaste.

Ces trois professions, il les mène de front, « comme on assaille une forteresse, en attaquant de tous les côtés ». Jour après jour, il se rend dans une usine désaffectée où il dispose d’un étage entier pour réfléchir au monde qui l’entoure. C’est là qu’il écrit six œuvres en prose, sept pièces de théâtre et trois films. Des œuvres que la critique, immédiatement séduite par son style reconnaissable entre mille, commente et encense abondamment, à commencer par Max, son premier roman, qui lui vaudra le Prix Robert Walser en 1981. Cinq ans plus tard, son talent du cinéaste lui vaut le Prix de la Critique allemande pour son film Edvige Scimitt. Puis en 1989, tandis que la prestigieuse revue théâtrale allemande Theater heute l’élit meilleur jeune auteur de l’année après la création de sa pièce Brut à Bonn, son second film, Der wilde Mann, se voit primé à Berne.

Prix Gerhard Hauptmann en 1992 pour sa pièce Die Alphabeten, et plus récemment, Grand Prix bernois de littérature pour l’ensemble de son œuvre, Matthias Zschokke est l’unique écrivain de langue allemande à avoir reçu le prix Femina étranger, pour Maurice à la poule, en 2009. Il n’a pourtant jamais été un auteur « en vogue ». Son nid, c’est en marge des phénomènes de mode en tous genres qu’il a choisi de le faire et c’est de là qu’il observe le monde.

Extrait

 

La Commissaire chantante

 

Et soudain, sur le rebord de la fenêtre, un papillon, en plein hiver ; il ouvre ses ailes ornées d’un superbe motif rouille et noir, un de ces papillons, un paon-de-nuit ou saturnie ou que sais-je, qui sont beaucoup trop nombreux, qui pullulent, se multiplient d’année en année, mais qui sont beaux comme s’ils étaient rares; il est posé là, résigné, ses ailes de velours grandes ouvertes, un papillon au mauvais moment, pitoyable, tellement à côté de la saison! Je m’approche de lui tout doucement, je le frôle de mon souffle, ses ailes frémissent dans le courant, je souffle encore, il ne bouge pas, je touche délicatement sa tête de l’index, il ne bouge pas, je vais chercher une feuille de papier, je la glisse sous son corps, il soulève mollement deux petites pattes, sans force, ferme ses ailes, tendrement, les rouvre, et c’est fini…

 

Personnages

 

 

La Commissaire chantante (55)

Monsieur Schwarzkopf (58)

Un animateur de radio (voix)

 

Musiciens

 

Les Swinging Vopos

 

 

Cadre

 

On voit la Commissaire en concert, jadis, avec ses Swinging Vopos. Un micro à la main, elle se tient debout sur la scène qui n’est pas éclairée. Sur l’introduction musicale, on entend la voix off d’un animateur de radio.

 

L’animateur : Bonsoir Mesdames et Messieurs. Trente et un du douze, Saint-Sylvestre – une invitée peu ordinaire pour une date peu ordinaire. La fête à Berlin, c’est où, c’est quoi, nous sommes-nous demandé; et qui pourrait nous fournir une réponse valable à cette question? L’Oreille aux murs, juste après cette chanson…

 

(La musique revient progressivement et avec elle la lumière dans laquelle se tient la Commissaire. Elle chante 🙂

 

Le ciel se couvre durant la nuit

Pluie verglaçante, l’asphalte luit

Les taux de pollution s’élèvent

Toi, tu es moite et las

Passe la vie qu’on survit

Les dates sont confondues…

 (La lumière s’éteint à nouveau progressivement; noir. Sur les notes de l’intermezzo, l’animateur poursuit son annonce.)

 

L’animateur : Vous souvenez-vous? La Commissaire chantante et ses Swinging Vopos? Des titres aussi merveilleux que Doberman chéri, Chantier surveillé, Boucher en congé? Une chanteuse culte, il y a vingt ans : « La Commissaire chantante »! Vous voudriez savoir ce qu’elle est devenue? Restez avec nous. Ce soir, juste après cette chanson, en exclusivité chez nous et pour vous : La Commissaire chantante! Ici dans un morceau enregistré avec ses inoubliables Swinging Vopos : Le ciel se couvre…

 

(La lumière se rallume progressivement, la Commissaire chante la seconde strophe 🙂

 

Sentiers mouillés, brume durable

Haute pression peu fiable

Suivent des zones de dépression

Toi, tu es moite et las…

(La lumière s’éteint à nouveau et l’animateur reprend la parole sur l’intermezzo.)

 

L’animateur : Vous êtes bien assis, confortablement installés dans votre petit foyer? Vous vous demandez, faut-il encore sortir ? Et où faut-il aller? Le Brandenburger Tor? Les Hackesche Höfe? Kreuzberg? Klärchens Ballhaus? – La fête à Berlin, c’est où, c’est quoi? Restez avec nous, nous vous le livrons à domicile, le Berlin où ça bouge, le Berlin où ça chauffe. L’Oreille aux murs, juste après cette chanson.

 

(La lumière se rallume progressivement, la Commissaire chante la dernière strophe 🙂

 

Entends, mon cœur, le pâle refrain

Qu’entonne ta ville pour l’an éteint

Les vieux respirent à grand’peine

Toi, tu es moite et las…

(La lumière s’éteint définitivement avec le refrain. L’animateur termine son annonce.)

L’animateur : L’Oreille aux murs, aujourd’hui en direct du poste de police du secteur 32, où la Commissaire chantante exerce sa profession première à titre de chef de garde en service. Madame Bergfeld, on entend un peu moins parler de vous ces temps-ci. Nous n’en sommes que plus heureux d’avoir pu vous gagner pour cette émission et de pouvoir vivre à vos côtés l’heure la plus chaude de l’année. Service de garde dans le secteur 32, la nuit de la Saint-Sylvestre! Qu’en est-il? Pouvez-vous déjà nous rapporter quelques premiers incidents sympathiques ou dramatiques? Racontez, nous vous écoutons, je vous en prie…

 

Décor

La musique s’est tue. Le rideau s’ouvre. On voit un poste de police berlinois. De temps à autre, une fusée précoce illumine la fenêtre; au loin, on entend quelques pétards isolés.

La pièce a été pourvue de micros pour l’émission L’Oreille aux murs. La commissaire se tient toute seule dans cette forêt de micros. Elle est de garde pour la nuit de la Saint-Sylvestre. Les micros l’irritent. Elle parle en s’adressant à l’un d’eux :

 

La commissaire : Raconter?… Que voulez-vous que je vous dise? Il n’y a rien. À cette heure-ci. C’est toujours plutôt calme, tout particulièrement calme même. Parfois, on entend presque comme l’année bascule, comme elle culbute dans la suivante, un léger soupir, une expiration, comme celle d’un petit chat, tellement c’est silencieux. Plus tard, à minuit et après, là, ça démarre avec les feux d’artifice et tout ça, mais maintenant… Raconter? Il n’y a rien que je puisse vous raconter. Je n’ai rien lu, rien vu, rien rêvé qui en vaille la peine, je ne suis pas allée au théâtre, ni au cinéma, il n’y a vraiment rien…

(Elle saisit un journal, le feuillette à la recherche d’un article, marmonne 🙂

J’ai lu quelque chose sur un palais de glace en Russie, ça pourrait peut-être vous intéresser…

(Elle feuillette, ne retrouve pas l’article en question.)

Ou est-ce que c’était dans Police Magazine? Un palais entier, tout de glace, avec des arbres de glace tout autour, vingt-neuf arbres, et des oiseaux dans les branches, des oiseaux de glace, de toutes les couleurs, qui chantent en silence. Une salle de réception avec une fontaine de huit mètres de haut ornée d’éléphants, des canons, tout ça taillé dans la glace! Des soldats de glace qui gardent le palais…

 

(Elle abandonne sa recherche.)

Dommage. – Moi-même? Je prends toujours à gauche, la prochaine rue encore à gauche, on traverse une route – là, c’est ma boulangerie, très bien. Et à droite, encore à droite, puis à gauche – c’est là que je prends le métro quand je me rends à mon travail. C’est ça ma ville, ma vie: tantôt à gauche, tantôt à droite. N’allez pas chercher beaucoup plus loin. Des banalités, vous comprenez, les tensions dans la nuque, l’ampoule au plafond, les pieds froids et les membres raides, le ronronnement dans la pièce, les deux téléphones, les ciseaux, le bâton de colle ici, à droite sur mon bureau, les chaises vides contre le mur vide d’en face, mon Roll-fix Pelikan… De temps en temps, depuis qu’il s’est mis à faire froid, un vieux chat grassouillet s’assoit dehors, devant ma fenêtre. Je le fais entrer. Je l’appelle Olga, mais c’est sans doute un matou, des touffes de poils dégoulinants lui pendouillent du ventre aux pattes arrière, c’est un chat potelé, culotté et mal luné. Même à lui, je ne trouve rien à lui dire, rien d’autre que “Alors Olga, tu veux encore entrer chez moi, allez gros tas, amène-toi.“ – C’est à cela qu’on reconnaît les poètes: la rime. Alors Olga, allez gros tas, tu veux encore entrer chez moi… Et demain débute la nouvelle année, toujours ces nouvelles années, on efface des chiffres, on en peint d’autres par-dessus. Une époque de faussaires, une époque teint blême et pellicules… Vous n’apprendrez pas grand-chose ici… Parfois peut-être par contact radio…

(Elle allume son talkie-walkie, on l’entend crépiter. Ce faisant, elle contemple une pile de beignets qui se trouvent sur le rebord de la fenêtre; l’un d’eux est entamé.)

 

Partout en ville, on mange des beignets à présent. C’est la coutume par ici… Changement d’année! Rien du tout. – Dans les épiceries, les dates de péremption sont remplacées, on en colle d’autres par-dessus. C’est tout. Puis le sol dégèle, les ouvriers du bâtiment ressortent de leurs trous et se remettent à creuser la terre. On reprend les plans abandonnés, les pelles rouillées… Les corps font plus mal que l’année d’avant… Le chien du voisin boite encore plus. Il lui faut une éternité pour poser sa crotte, il est là, dans le square, tremblotant, le dos rond et le regard désespéré, rien ne vient, le voisin attend, je lui fais un signe de la tête, une vieille connaissance achète des vis… Mouais, c’est pas très gai tout ça. Chez soi, on dépose des journaux sur les fauteuils vides pour qu’ils n’aient pas l’air aussi vides, on regarde la télé… Et quand on cherche à se distraire autrement, quand on va au cinéma par exemple, c’est encore plus ennuyeux. Comme il n’existe apparemment que peu de gens talentueux dans cette ville, on voit toujours les mêmes têtes partout – les mêmes chanteurs, les mêmes acteurs –, dans ces conditions-là, même la consommation d’art n’est plus franchement une distraction, ça virerait plutôt à l’épreuve d’endurance. Et les nuits, on les passe à ruminer ses journées…

 

(Le téléphone sonne; elle décroche.)

Poste de police, secteur 32, Bergfeld, bonsoir… Oui… Une tête?… Ernst-Reuter Platz? Où ça, là? … Au milieu de cet îlot directionnel, dans le bassin? Mais qu’est-ce que vous faites à cette heure-ci Ernst-Reuter Platz? C’est triste à mourir là-bas, non? … Mhm… Et c’est la tête d’un être humain, vous en êtes sûr? … Ne touchez à rien, j’envoie quelqu’un… Pouvez-vous juste me donner encore votre nom… Et dans la mesure du possible, restez sur place jusqu’à ce que quelqu’un de chez nous arrive, sinon nous devrons vous chercher. Ce ne sera pas long.

(Elle raccroche, puis parle dans son talkie-walkie.)

Est-ce que l’un d’entre vous peut se rendre Ernst-Reuter Platz; il paraît qu’il y a une tête arrachée, une vraie…

(Le talkie-walkie grésille, une patrouille répond, à peine compréhensible, qu’elle se trouve justement dans les parages et qu’elle s’en charge.)

 

Merci. (Elle éteint son talkie-walkie.) Voilà, oui, de temps à autre, on reçoit des appels comme ça. – Dans ce genre…

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