Parfois, des gens me rendent visite. Je ne sais pas ce qu’ils cherchent ici. La ville blafarde ne leur plaît pas. Ils disent qu’ils viennent pour me voir. Je m’habille donc et m’en vais avec eux visiter un château. Là-bas, nous traversons les salles et nous parlons. Ils me racontent comment va celui-ci, celui-là, qui est mort, me disent que l’arrêt de tram au coin de la rue, près de chez eux, a été déplacé pour travaux, terrifiant qu’il y ait de nouveau ou encore des guerres, que les politiciens soient comme ci ou comme ça, terrifiant que le froid du matin morde déjà aussi fort si on n’y prend pas garde, ou ceci ou cela, terrifiant. Bien sûr, ils parlent d’autre chose, mais c’est ça que j’entends. D’une année à l’autre, je réponds moins. Quand ils disent : terrifiant, je pense : terrifiant. Au bout de deux heures, nous en avons fini, nous rendons les chaussons de château, allons dans un café voisin, mangeons une part de gâteau, buvons une tasse de café et parlons. Ils donnent des nouvelles de celui-ci, de celui-là, disent que l’addiction à la drogue se propage dans leur ville, qu’un bijoutier a dû fermer, un marchand de parapluies, une pâtisserie. Bien sûr, ils disent autre chose, mais c’est seulement ça que j’entends. Ils demandent comment je vais, bien, merci, comment va la vie à Berlin, bien, merci, terrifiant, ils fument une cigarette. Le soir, je les invite au restaurant. Il y a d’agréables restaurants au centre, avec des nappes blanches et des serveurs aimables aux longs tabliers blancs, qui s’aperçoivent tout de suite qu’un client arrive ici avec son invité, qui sont prévenants, tiennent la chaise à mon invité quand il s’assied, nous sourient cordialement, suggèrent ceci ou cela de la carte – la même chose qu’à Rome, Salzbourg, Paris –, ils demandent à mon invité d’où il vient, ce qu’au monde il vient chercher à Berlin, alors que là d’où il vient, c’est tellement plus beau. Ça détend les invités et les attendrit. Nous faisons notre choix puis nous disons ceci ou cela. J’écoute d’une oreille. Alors que je suis assis, j’ai tout à coup l’impression d’être trop grand. La chaise sur laquelle je suis assis m’apparaît stupidement petite, la table, minuscule. Mes mains me semblent enflées, rouges et épaisses. Quand je trinque avec mon invité, je le frappe presque au visage avec mon verre, tellement mes bras sont longs. La table commence à basculer sur mes genoux trop hauts, je ne sais où mettre mes jambes. Ma tête est enflée, boursouflée au toucher. Les serveurs me regardent avec tendresse et inquiétude. Mon invité se sent bien. Il ne remarque pas les changements qui m’affectent. Nous parlons de la mort, je bois une mirabelle, puis je pense, voilà, c’était une de mes visites. Les serveurs restent attentifs jusqu’au bout. Ils nous aident à enfiler nos manteaux, nous tiennent la porte, disent au revoir, à la prochaine, mon invité est content. Dehors, nous faisons quelques pas dans des rues sombres, boueuses, le long desquelles se dressent des barrières de planches. Les lanternes à gaz sont éteintes à cause des travaux. Les chaussures de mes invités sont mal adaptées aux excréments, nous arrêtons un taxi qui nous promène. Le chauffeur commente la sombre ville que je connais, signale des places en friche, de profonds fossés, des brèches noires, ici se dressait autrefois ceci, là se dressait autrefois cela, je suis fier de tout ce qui se dressait autrefois, mon invité est heureux que l’esclavage ait été aboli, que les esclaves puissent aujourd’hui devenir chauffeurs de taxi ou serveurs, nous rêvons chacun pour soi. Parfois, mes invités passent la nuit à l’Askanischer Hof, parfois ils quittent la ville le jour même par le train de nuit. Pendant un jour ou deux, je me demande pourquoi ils ont bien voulu venir me voir, je m’en remets, dors beaucoup, réfléchis, dors, puis je les oublie et je continue à vivre.
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