Domaine français
Parution Fév 2011
ISBN 978-2-88182-686-3
144 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Domaine français
Disponible

Michel Layaz

Deux soeurs

Domaine français
Parution Fév 2011
ISBN 978-2-88182-686-3
144 pages
Format: 140 x 210 mm

Résumé

Les deux sœurs. Des agitatrices dont la grâce sauvage se pare de magie ? Des justicières rebelles ? Des adolescentes souveraines entre enfance et âge adulte ? Les deux sœurs ont le droit de vivre seules dans leur maison, c’est le juge qui a tranché. Leur père est reclus dans un hôpital psychiatrique, leur mère vit à New York, c’est ainsi, les deux sœurs l’acceptent, elles aiment père et mère comme ça. Elles vivent sur un rythme rapide, léger, malicieux, parfois endiablé, dans une forme d’allégresse musicale à deux temps. Près d’elles, il y a un grand arbre, des coquilles d’escargot, des fils de fer qu’elles ont délicatement suspendus dans la chambre vide de leur père, il y a aussi un amoureux qu’elles autorisent à venir jouer avec elles et une assistante sociale qui oublie joyeusement sa fonction à leur contact.

Auteur

Michel Layaz

Né à Fribourg en 1963, Michel Layaz fait partie des principaux auteurs romands contemporains. Commencée en 1993 avec Quartier Terre (L’Âge d’Homme), son œuvre littéraire compte aujourd’hui une quinzaine de romans, dont plusieurs primés. Parmi ceux-ci Ci-gisent (Zoé, 1998), écrit à la suite d’un séjour à l’Institut suisse de Rome, Les Larmes de ma mère (Zoé, 2003 ; Prix Dentan et prix des auditeurs de la Radio Suisse romande), ou encore la Joyeuse complainte de l’idiot (Zoé, 2004). Plus récemment, son texte Louis Soutter, probablement (2016) remporte un prix de littérature suisse, le prix Bibliomedia et le prix Régis de Courten; Sans Silke (2019), quant à lui, obtient le prix Rambert. En 2021 paraît Les Vies de Chevrolet.

Agenda

Dim. 13.10.2024 , 19h00

en rencontre Vleel

En savoir +

Jeu. 7.11.2024 , 19h00

aux Sandales d’Empédocle (Besançon)

En savoir +

Ven. 8.11.2024 , 17h00

en dédicace chez Payot Nyon

Sam. 9.11.2024 , 11h00

en dédicace chez Payot La Chaux-de-Fonds

Dans les médias

« Le quotidien merveilleux et inquiétant de deux sœurs jumelles. Organique et sensuel. » (Isabelle Falconnier)

« Ce roman fait l’effet d’une caresse, d’une morsure amoureuse. C’est une ode à la sensualité et à la musique des mots, en équilibre entre ingénuité et brutalité. » (Julien Burri)

« Michel Layaz (…) continue d’avancer et de surprendre. De travailler sur le burlesque et la satire pour bâtir à chaque nouveau livre un univers plus singulier encore. » (Al. F.)

Droits vendus

Italien
Acquéreur Edizioni Clichy
Année 2014

Allemand
Acquéreur Verlag die Brotsuppe
Année 2013

Extrait

 

Le juge a tranché.

Leur père est fou et doit demeurer dans l’asile où il passe ses nuits depuis deux mois. Leur père hypnotisait les mouches avec ses yeux. Les abeilles aussi. Il est fou, ont dit les médecins. Pas à cause des mouches. Ni des abeilles. A cause du matin où il a plaqué ses lèvres dans l’oreille du chef. Un cri qui a duré presque trois minutes, un cri magnifique qui a stoppé la marche de toutes les machines, un cri sans effroi et sans haine qui a fait que sur le visage des employés des sourires de ravissement se sont dessinés. Le chef avait beau essayé de se débattre, leur père le maintenait collé à lui, pour qu’il entende le cri jusqu’au bout, et au bout du cri, il y a eu un tympan crevé. Il s’est contenté d’un seul tympan.

Humaine était la révolte de leur père.

Au chef, elles, les deux sœurs, elles lui auraient volontiers crevé les deux tympans, arraché la moitié de la lèvre, ou de l’oreille, elles lui auraient volontiers coupé les tétons, fendu le nez, croqué la pomme d’Adam, craqué les couilles, parce que les deux sœurs ont parfois la fougue des lionceaux, la rage des oiseaux de proie.

Et maintenant, las un peu, le juge a tranché : aussi souvent qu’elles le désireront, les deux sœurs pourront rendre visite à leur père, une aubaine, et rond et rond…

D’une voix qui rase les murs, d’une voix qui voudrait s’éteindre avant même d’avoir été allumée, l’adjointe du juge a évoqué leur mère. Elle vit depuis deux ans à New York. Avec un politicien. Elle travaillait comme interprète quand elle a rencontré le politicien. Comme leur mère ne souhaite quitter ni le politicien ni New York, les deux soeurs ne la verront plus chantonner en buvant son café dans une tasse ornée de papillons blancs, elles ne la verront plus laisser tomber à ses pieds des nuisettes satinées qui sentaient bon la chair après la nuit. Pour aimer leur mère, nul besoin – adieu maman ! adieu ! et pas d’autres paroles – nul besoin de la voir.

Les deux soeurs ne sont pas du genre à pleurer pour un rien.

A ouvrir la gueule pour un oui ou pour un non.

Le juge dit que leur mère continuera d’envoyer les sommes d’argent qui aident les deux sœurs à vivre. Le politicien et elle ont suffisamment d’argent. Le juge dit que le cas n’est pas simple mais qu’il a tranché. Les deux sœurs sont grandes, assez pour se débrouiller. Les placer dans une institution serait malvenu. Serait incongru. Le juge dit encore qu’une assistante sociale viendra leur rendre visite une fois par quinzaine, que si la situation ne devait pas aller, on aviserait. Le juge ne doute pas que son choix est le bon choix.

Ça ira, ça ira ! susurrent les deux soeurs en souriant et en se demandant à quoi peut bien ressembler une assistante sociale.

Après cela, le juge se tait, déglutit, renifle, secoue ses narines, et ses lunettes bougent sur son nez, et ses yeux grandissent derrière ses lunettes.

Puis le juge demande aux deux sœurs si cela leur va.

Elles répondent oui, oui, cela nous va, nous va.

L’affaire est classée.

Une chose encore, avant de sortir : la maison appartient aux deux soeurs.

En partant, elles font une petite révérence devant le juge, la même qu’en entrant. Les deux sœurs connaissent depuis longtemps l’effet de la révérence exécutée avec sourire et grâce de circonstance.

Derrière la porte, il y a quatre personnes qui attendent.

L’affaires des deux sœurs est une affaire parmi d’autres.

 

 

 

 

***

 

 

 

La maison est maintenant la maison des deux soeurs, et cela ne veut rien dire. Avant qu’on ne le mette à l’asile, le père a signé des papiers officiels pour que la maison leur revienne, et ce, dès tout de suite, dès signature, dès tampons, cachets ad hoc, sceaux sans hic. Personne parmi les sains d’esprit ne s’est opposé à ce qu’il s’agisse de la signature d’un fou, fou probable, fou possible. Et les deux soeurs aussi ont dû les signer ces papiers, devant la face du notaire qui se taisait et avait la mine de celui qui ignore la rosée et les fleurs folles, la mine de celui qui, fortune faite et refaite, calcule et recalcule, honoraires du jour et honoraires de l’heure, pour savoir ce que honoraires du jour et honoraires de l’heure lui permettront de posséder : gonfler le tas, grossir le tertre. Dans le bureau planait une odeur de fèves rouges et d’urine, rien du grand air, pas l’once d’une cime. Que tout cela ne prenne pas trop de temps, pas trop de paroles, les deux sœurs en ont été contentes.

En fermant la porte de chez le notaire, les deux sœurs se disaient que la maison était maintenant leur maison et que cela ne voulait rien dire. Les deux soeurs ont conservé les meubles qui depuis toujours occupent la maison : une table avec un long plateau en marbre, dix chaises, quatre fauteuils en velours, une crédence, un  canapé jaune, le lit de leur mère et leur lit. Elles ont aussi gardé le lit de leur père, même s’il ne faut pas s’attendre à un retour.

Les médecins ont mis des mots sur sa folie.

C’est une folie qui s’agrippe, se colle au cerveau, obstrue la pensée et bouche toutes les échappatoires. Il faudra du temps pour peut-être la vaincre. Le monde de leur père est séparé du monde des autres hommes par une lame gigantesque qui dépèce et broie. C’est l’image qu’a utilisée le psychiatre en chef qui se dit aussi poète.

Ce qui tranche n’a jamais effrayé les deux soeurs.

Ce qui tranche les attire autant que ce qui caresse, ou râpe, ou brise, ou écrase, ou étreint.

D’un commun accord, les deux soeurs préfèrent se taire devant le psychiatre-poète assis sur un flocon de neige géant qui aurait pris la forme d’une chaise. Le psychiatre-poète ne manque pas de charme sur son flocon. Il parle, additionne les phrases, écoule les explications, les images aussi. Tout en causant, il caresse des yeux les meubles de son cabinet. Des meubles à l’envers de ce que les deux sœurs connaissent. Un dada, dit le psychiatre-poète quand il remarque que le décor n’est pas sans effet sur les deux soeurs. Au moins, chez lui, cela sentait bon, un parfum de début d’automne qui se serait formé près d’une rivière : mélange de buis et de roches mouillées. D’une voix chantante les deux sœurs laissent le psychiatre-poète rayonner parmi ses formules et ses astres neufs.

 

 

 

 

 

***

 

 

 

La plupart des chambres restent vides. La maison est vieille et beaucoup trop grande. C’est un vide bienfaisant. Les deux sœurs ont retiré les portes des chambres et les ont déposées, parfois dans un équilibre précaire, contre les murs. S’il arrive que l’une ou l’autre des portes s’écrase sur le sol, un petit nuage de poussière s’élève. Un peu partout dans la maison, des pans entiers de tapisserie se sont décollés. Les deux sœurs peuvent, toutes nues, se glisser entre le mur et la tapisserie. Ce sont là leurs habits préférés. Pourquoi ne pas sortir ainsi, descendre les rues commerçantes, traverser les parcs publics, s’asseoir aux arrêts de bus ou sur les terrasses des cafés ?

Il arrive que de fines poussières de plâtre les fassent éternuer.

Les deux sœurs mettent la tête sous l’eau et comme de jeunes chiens elles s’ébrouent. Elles aiment l’odeur de l’eau sur le bois du plancher, elles aiment les taches que l’eau laisse sur le plancher, comme un ciel à rebours, une éternité sur laquelle elles sautent à pieds joints. Les deux sœurs ont un miroir ébréché aux angles qu’elles changent souvent de place. Elles le laissent par terre, ici ou là, ou appuyé contre un mur. Petites, si la mère leur offrait un habit, ou un ustensile, barrette ou bandeau, boucles d’oreilles ou collier, elles le passaient aussitôt et elles couraient jusqu’au miroir pour, comme elles le disaient, montrer au miroir, si cela leur allait bien, si cela les embellissait. Leur mère adorait cette expression, montrer au miroir, elle la répétait en souriant, elle serrait ses filles dans ses bras, elle disait que c’était cela le bonheur, entendre ses filles et les enlacer. Les deux sœurs ont quatre masques : au premier il manque la bouche, au deuxième les yeux, au troisième le nez, au quatrième les oreilles. Elles ont un parapluie rose qui reste ouvert là où il est. S’il pleut, jamais elles n’utilisent le parapluie rose, au mieux une capuche, rien de préférence. Les deux sœurs ont des cadres vides et deux clous en or, elles ont des morceaux d’ambre et de myrrhe déposés dans des boîtes en résine d’une belle couleur orange, elles ont aussi – prisonnière à l’intérieur d’une bouteille – une petite danseuse vêtue d’une robe rouge et bouffante parsemée d’étoiles, une ballerine qui tourne sur un socle quand on remonte le mécanisme caché sous la bouteille, elles ont des gants de cuisine de toutes les couleurs remplis d’eau et suspendus par des pincettes à un fil, elles ont des sacs de jute vides qui sentent le café et sur lesquels sont écrits, en majuscules et à l’encre marron : Cuba, Guatemala, Venezuela, elles ont, on s’en doute, d’autres objets encore, beaucoup.

 

 

 

 

 

***

 

 

 

Dans le jardin de la maison, il y a un tilleul comme les tilleuls peuvent l’être : immense, et sur les branches de ce tilleul immense les deux sœurs aiment monter. De la plus haute des branches on découvre la totalité de la ville et du lac. Les deux sœurs écartent le majeur et l’index pour regarder, dans l’espace de ces deux doigts, comment se mêlent les lumières. Elles écoutent la rumeur de la ville, elles imitent le piaillement des oiseaux qui ne sont ni gais ni tristes, elles s’adossent au tronc et ne pensent à plus rien, elles attendent que vienne la fin du jour. Avant de redescendre, les deux sœurs lancent un bout d’écorce en essayant de le faire voler le plus longtemps possible, persuadées que l’esprit du tilleul ira féconder la terre et les humains.

Leur mère les empêchait de grimper.

Elle avait peur des chutes et des habits déchirés, elle avait peur de voir ses filles sans peur. Comme elle se trompait ! Plus petites, grimper épouvantait les deux soeurs, mais férues des vertiges et des périls à défier, que leur importaient les genoux, les mollets ou les coudes écorchés ? Là-haut, dans la paume de leurs mains, elles aimaient emprisonner pour quelques minutes des chenilles ou des coléoptères.

La vie peut frémir contre les doigts.

Les deux sœurs tirent la langue à l’infini et se sentent capables de tout.

Il y a trois ans, c’est dans le tilleul que les deux sœurs ont fêté leur anniversaire. Elles sont nées le même jour, à une année près : pas jumelles mais presque. Pour l’occasion, elles avaient invité des camarades d’école : filles et garçons. Et elles les avaient contraints à grimper sur le tilleul.

Les plus peureux tremblaient, pleurnichaient.

Les veines sur les tempes tapaient fort.

Le vent claquait sur les joues.

Les plus féroces enrageaient, s’époumonaient.

Armées de fourches, les deux sœurs les empêchaient de redescendre.

La magie du tilleul, petit à petit, les enfants l’ont sentie, la fraîcheur du feuillage, la douceur de l’écorce, ils ont senti la chair de l’arbre, sa respiration. Plus d’inquiétude. Plus de cris et de craintes. Ils ont bu le thé, mangé le gâteau, et les deux sœurs sont passées, écureuils à tête d’humain, de branche en branche.

Certains ont réussi à faire le poirier dans le tilleul.

Certains se sont endormis dans le tilleul.

Certains se sont caressés dans le tilleul.

Certains se sont soulagés dans le tilleul.

Certains, dans le tilleul, se sont fait des tresses, des couettes, des frisettes, des houppes, des huppes, des guiches.

 

 

 

 

 

***

 

 

 

L’assistante sociale cherche une sonnette.

Elle a un chignon sur la tête et une robe noire qui paraît trop chaude. Oreilles et front sont bien dégagés.

Les deux soeurs la voient qui n’ose franchir le portail. Une tracasserie. Sa tête s’agite et elle pénètre à reculons dans le jardin.

Les orties ne sont pas des mines.

Ni les chardons des grenades.

Les deux sœurs ne veulent pas inquiéter l’assistante sociale. Elles sortent de la maison, l’accueillent avec la politesse d’usage, lui proposent un thé, noir ou au lait, cannelle ou citron.

De sa propre initiative, l’assistante sociale s’enfonce dans un des quatre fauteuils en velours : elle choisit d’instinct celui qui a le moins de ressorts. On dirait une vache prisonnière d’une bassine. Parce que l’assistante sociale est beaucoup plus grosse et beaucoup plus grande que les deux sœurs, son corps comme un fût flapi, privé de force et de souplesse.

L’assistante sociale réussit à se mettre droite dans le fauteuil. Elle déguste le thé avec des tas de manières comme si elle était dans un salon de thé chic et parisien. Les deux sœurs aussi dégustent le thé avec des tas de manières. Elles lui disent regretter de ne pas avoir de Mont-Blanc à lui offrir. Comme l’assistante sociale ne comprend pas, les deux sœurs lui expliquent que le Mont-Blanc est la spécialité du salon de thé Angelina, à Paris, qu’il s’agit d’une meringue recouverte de crème fouettée et de crème de marron. L’assistante sociale dit qu’elle déteste le ski mais qu’elle adore les tartes aux pommes, elle dit qu’elle espère pouvoir retourner bientôt à Paris, pour un week-end prolongé.

Les deux sœurs sont silencieuses devant le visage délavé de l’assistante sociale vêtue tout en noir.

Elle a des lèvres qui n’ont rien de vorace.

Elle a une nuque qui n’a rien de sensuel.

L’assistante sociale sort de sa veste un petit carnet. Elle veut voir la cuisine, le frigidaire, le garde-manger, la chambre à coucher, le lit, les armoires, les toilettes, le linge. Elle veut aussi voir les factures, la cave et les affaires d’école. Elle a perdu son fond de timidité. L’assistante sociale s’est retranchée dans sa peau d’assistante sociale.

Les deux sœurs la laissent aller ici ou là.

Elles la laissent regarder.

Dans le petit carnet, l’assistante sociale prend des notes. On dirait, plus que ses jambes, que c’est le petit carnet qui la fait avancer à travers la maison.

Après avoir vu tout ce qu’elle voulait voir, l’assistante sociale vient se replacer dans son fauteuil. Les deux sœurs lui demandent si elle a trouvé des araignées, des cancrelats, des cadavres, des charrettes en feu, des fantômes, des bacs pleins de poèmes, des toiles de fous, des fusées, des musiques inconnues, des poussières d’angoisse, des bruits de pas, des bris de cœur, du caoutchouc multicolore, des pneus de bicyclette, une ou deux malles à trésors.

L’assistante sociale regarde les deux sœurs avec un regard qui exige la raison et elle dit que d’avoir couché le miroir sur le sol représente un danger. Le redresser et le mettre dans sa position de miroir serait plus convenable. Diable oui, répondent les deux soeurs. Diable oui. Vous avez raison. Raison, raison. Puis l’assistante sociale demande, d’une voix disciplinée, c’est-à-dire légèrement austère et mécanique, légèrement rigide aussi, si les deux sœurs fument des cigarettes, de la marijuana, autre chose, si elles boivent de l’alcool, vomissent, couchent avec des garçons, des filles, meurtrissent leur corps, prennent des médicaments, des drogues, des somnifères, pratiquent du sport, sortent, ont des amis, des ennemis, rêvent, font des cauchemars, pensent à demain, à leur avenir, à une profession, à leur père, à leur mère, aux malheurs du monde, au suicide, à la pauvreté, à vivre ailleurs, à la famine, à vendre leur maison, à l’économie, à l’écologie, si elles ont facilement mal à la tête, au ventre, au dos, aux pieds, aux vertèbres, au derrière, aux muscles, aux os, souffrent d’un mal dont elles voudraient parler, si elles craignent la nuit, l’échec, les malfrats, l’amour, les coups, la mort.

Les deux sœurs répondent par oui ou par non, presque toujours par non. Elles ne veulent pas dire à l’assistante sociale qu’il y a des mots qui doivent rester enfoncés sous la terre, ou tapis dans la fente des rochers, ou couchés sur l’écume des vagues, des mots tus et à taire, des mots qui se passent de bouche et de lèvres, qui se contrefichent d’êtres dits et ouïs.

L’assistante sociale secoue la tête, dit qu’on en reparlera, qu’il est temps qu’elle continue sa journée, qu’elle est contente d’avoir rencontré les deux sœurs, de leur avoir parlé. Les deux soeurs serrent la main de l’assistante sociale et la regardent s’en aller. Elle a le pas énergique. Il faut poursuivre le chemin. Ne pas perdre son temps. Aucun homme n’est prêt à croire que son sort égale celui d’un cloporte, ou d’une vieille souche.

Avant d’arriver au portail, l’assistante sociale se tord le pied.

C’est tout le jardin qui a craqué.

Son visage ovale et blanc se lézarde et rougit.

Les deux sœurs la voient retenir un juron qu’elles, sans retenue, hurlent derrière la vitre, à hue et à dia, d’un souffle enhardi, petites péteuses, pétroleuses, pétrisseuses de jurons, et à travers l’entier de la maison, rigolant, dégringolant l’escalier, sautant sur les fauteuils, glissant sur le parquet, explosant, les cuisses chaudes et les seins à l’air, les deux sœurs font résonner contre les parois le juron mort-né dans la gorge trop policée de l’assistante sociale.

Qui reviendra.

Reviendra bientôt.

Elle l’a promis aux deux soeurs.

Promis juré.

 

 

 

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