En passant devant la commode du hall d’entrée, je me suis souvenu que ma mère y rangeait parfois certains de nos objets, à mes frères et à moi-même, qu’elle avait décrétés inutiles, objets qui restaient là comme au purgatoire jusqu’à ce qu’elle les condamne ou les gracie. J’ai d’abord ouvert le dernier tiroir ; celui du haut, puis, par je ne sais quel illogisme, celui du bas. En me relevant, j’ai tapé de la tête le tiroir que j’avais oublié de refermer. Le choc a provoqué la chute de la statue. J’ai pris la chaise pour mieux voir : la malheureuse avait la tête brisée. La mienne ne l’était pas moins ! Je ne pouvais mentir, cacher ma faute, je devais affronter mon père, lui dire le mal que j’avais infligé à la statue radieuse, et puis souhaiter qu’il me pardonne, compter sur sa compréhension, son discernement. J’attendais dans le hall qu’il arrive. Une gueule de molosse me mordait les chevilles, m’empêchait de bouger. Je haïssais autant ma maladresse que ce bilboquet du diable capable de décapitations. Quand la porte d’entrée s’est ouverte, d’un regard, mon père a compris: la commode, la tête coupée, ma peine, mes regrets, mon attente, il a compris tout cela, mais une fureur est venue battre ses tempes, un instinct qui peut s’emparer du plus brave des hommes, le brûler, injecter en lui une sauvagerie de pirate, de tortionnaire, une violence qui ne pourra se dissiper sans une action d’éclat, un cri, un geste sonore. Le visage calme, mais avec les mâchoires serrées, comme s’il avait voulu les broyer, réduire ses dents en poussière, mon père m’a giflé.
Assis sur mon lit, tranquille, je caressais du bout des doigts mes joues brûlantes, soulagé que ce moment soit passé, sans haine contre mon père, persuadé de la nécessité de cette gifle, de la réconciliation à venir.
Douleur et affliction ne dureraient pas
Il suffisait de fermer les yeux et de renaître. L’impact d’une détonation peut provenir d’un tissu qu’on froisse ! Sur le seuil de la chambre, dans une robe grise, imposante et impavide comme les personnages des bas-reliefs assyriens, se profilait ma mère. Son corps refusait d’aller plus loin, de passer le seuil de la chambre, mais sa voix, d’un autre temps encore, victorieuse, sa voix venait jusqu’à moi, me secouait, me soulevait, sa voix me perçait les veines, s’insinuait, me crispait, sa voix disait, de ce ton de haine frivole qui méprise et condamne la domesticité alentour : «Va ! Va regarder ce que tu as fait ! Va voir dans quel état tu as mis ton père ! Tu entends ? … Va voir ton père ! » Assis dans le crapaud4 rouge au tissu usé, dans ce fauteuil que ma mère jugeait épouvantable mais qui avait accompagné son mari depuis l’adolescence et qu’elle avait fini par tolérer comme on tolère un défaut inaliénable (par exemple des os pointus, une tache de naissance, une bouche qui tombe, des doigts trop courts, une mauvaise vue), assis dans son crapaud, mon père avait le corps penché en avant, qui tremblait. Il cachait sa face de malheureux. Quand il a senti ma présence, il a retiré ses mains. J’ai vu le visage d’un homme qui pleurait, un visage qui montrait ce qu’il serait vingt ans plus tard, avec les yeux qui se ratatinent, avec les rides gui s’élargissent, avec cette fatigue irréversible qui se propage sur chaque parcelle de peau, la flétrit, la grisaille, la consume, mais je voyais aussi qu’il était prisonnier de ce fauteuil, comme si une enveloppe métallique l’entourait, avec des barreaux serrés, avec une porte cadenassée, mon père enfermé dans cette cage comme un animal sur qui on se livre à diverses expérimentations et qu’on libérera peut-être, une fois achevées les séances d’analyse, si le responsable du laboratoire le veut bien.