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À bicyclette
Louis s’aligne aux côtés des professionnels. Certaines courses sont dotées de prix en nature et d’autres en espèces. La boutique de Joseph continue de tournicoter, mais Marie a moins de peine à remplir la marmite. Alfred, l’aîné, enchaîne les petits boulots. Arthur est l’élève le plus brillant de son école. Ses devoirs scolaires finis, Marthe prête main forte à sa mère. Gaston, le benjamin, n’a d’yeux que pour Louis. Quant à Berthe et Fanny, elles se sont chacune acheté un vélo, deux bécanes d’occasion révisées par Louis. Elles aussi veulent gagner des courses. Les femmes apprécient le vélo autant que les hommes. Et pourquoi non ? Dans les logis, les maris s’inquiètent : en trois coups de pédale, les épouses se dérobent à la vue. Des médecins lancent des cris d’alarme : avec un engin pareil, inflammations et hémorragies sont certaines, la fertilité des filles compromise. Des hommes de science affirment n’importe quoi. On parle de folie sensuelle, de plaisir voluptueux, de surexcitation lubrique et de pratique vicieuse. En vain ! Pourquoi n’y aurait-il pas de courses féminines ? Il y en a. Fanny et Berthe y brillent. Mais n’exagérons rien, celui qui s’impose comme le véritable champion, c’est Louis.
Avant chaque départ, on le voit bichonner son Gladiator, la seule marque française à rivaliser avec les anglaises. Qui ne connaît pas les Gladiator ? Et dans les environs élargis, qui ne connaît pas Louis Chevrolet ? Quand la foule voit passer devant elle ce géant au physique de gladiateur, à moitié couché sur son engin, les veines des avant-bras saillantes, celles du cou pas moins, elle l’encourage et l’acclame. Avec son maillot rayé dans le sens de la largeur, le jeune homme prête à sourire, semble trop lourd pour sa machine – on a vu mieux en matière d’élégance –, mais son coup de pédale, c’est assez curieux à observer, le propulse comme un poids plume et lui confère une certaine harmonie. Il faut dire que Louis a une tête sans chichis, bonne plus que belle, il a aussi le regard droit de celui qui ne saurait vous trahir. Des filles lui font les yeux doux.
Dans la presse locale, Louis a gagné son premier surnom : le maître de la pédale beaunoise. De lire son nom imprimé à l’encre noire sur du papier journal lui fait tout drôle. Louis passe un doigt sur chacune des quatorze lettres et semble redécouvrir l’alphabet. Chez Darracq, l’entreprise qui fabrique les vélos, on commence à se demander à quoi il ressemble ce Louis. Donner des Gladiator une image aussi flatteuse est une aubaine. Allons tâter l’homme de près ! Une petite délégation pas mécontente de prendre l’air pousse jusqu’à Beaune. Sur place, personne n’est déçu.
Trop content de montrer à ces messieurs de Paris qu’il en connaît un bout sur son employé, Roblin ne peut garder sa langue dans sa poche. Il emmène ces messieurs au café, les assied à une table, commande un pichet de vin frais et les tient en haleine en leur racontant l’histoire dont toute la cité se repaît. Roblin tourne autour du pot. Il explique d’abord la facilité avec laquelle Louis peut monter et démonter un vélo. Pas de quoi donner des frissons aux hommes de chez Darracq. Puis il évoque le jour où il a défié Louis de rendre vie à un tricycle à vapeur désespérément muet que lui Roblin ne parvenait pas à réparer. En deux heures, Louis a remis la machine en état de marche.