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- Bonifââââââce !…
- Hmm.
- La cuisine.
- J’adore ta cuisine.
- Elle empeste l’ail.
- Peste !
- Peste et choléra.
- L’ail vaincra la peste.
- Boniface, combien de fois devrais-je te dire de ne pas…
La fin de la phrase fut inaudible à Boniface Bé qui, assis dans un pouf autrefois turquoise, venait d’augmenter le volume de la télévision pour se mettre à l’abri de sa mère Cécilia. La voix du journaliste, lisse et régulière, donnait plus ou moins vie aux actualités télévisuelles que pour rien au monde Boniface n’aurait voulu rater. Tant qu’il existera de l’ail et le journal télévisé, la vie ne sera pas aussi désespérante qu’elle le paraît, se rassura Boniface entre deux cuillérées de tzatziki dont le blanc du yaourt était jauni par les nombreuses gousses d’ail pressées, cuites et crues.
À peine les images des quatre coins du monde furent-elles égrenées à toute vitesse que le journal touchait à sa fin, se concluant par un reportage sur les mots doux que se jettent à la figure les joueurs de football.
La voix du présentateur n’avait pas subi la moindre aspérité.
Lassé de cette humanité sportive et lointaine, Boniface Bé se félicita doublement : n’avoir aucune activité physique en vue, n’avoir aucune occasion d’effectuer un quelconque déplacement.
Et pourtant, quelques mois plus tôt, il avait vécu dans sa chair une aventure qui se situait à mi-chemin de l’expédition sportive et du voyage sans boussole, une équipée qui avait comporté sa part maudite de souffrance mais qui, avant toute chose, avait été le théâtre d’une rencontre qui bouleverserait le cours, non pas d’une, mais de deux existences.
Habitant de l’Helvétie, citoyen honnête, Boniface avait admis un jour en son for intérieur endurci qu’il devait escalader une montagne.
Pour voir.
Pour savoir.
Pour tenter le coup.
Pour ne pas qu’il soit dit que.
Et il ascensionna.
3970 mètres : le sommet de l’Eiger lui appartenait. Il voyait. Il ne savait pas grand chose encore. En grande partie, le coup était joué. La joie de l‘effort récompensé allait peut-être s’installer mais Boniface Bé, instruit aussi bien que quiconque du fait que la montagne a ses idées à elle, ses volontés à elle, à peine le sommet vaincu, après avoir rempli ses poumons d’air des cimes, vidé sa tête de toutes pensées basses, cherché vainement dans sa mémoire une parole noble et pris toutes sortes de bonnes résolutions pour les années à venir, Boniface Bé jugea bon – voyant galoper une brume noire et entendant la montagne tousser – de redescendre au plus vite vers les vallées, les humains, les arbres, les plaines, les pâtisseries, les froufrous, les cafés forts, les amabilités du savoir, autant de choses qui rendent la vie humaine plus ou moins supportable.
Se laisser dévaler sans heurt dans un pierrier nécessite une technique que Boniface Bé ne connaissait pas mais qu’il appliquait correctement sans le savoir, à moins qu’il n’eût jamais existé de technique quelconque et que, comme tout corps plongé dans l’eau se mouille aussitôt, tout corps déposé sur un pierrier pentu adopte d’instinct la seule position tenable pour ne pas tomber.
Ou alors tombe.
Ce que Boniface Bé faillit faire.
À deux ou trois reprises.
Au bas de la rocaille, il se retourna pour contempler le point fort éloigné d’où il était parti et en conclut qu’il existe des situations dans lesquelles remonter la pente frôle l’insouciance. Il y a de la grandeur à l’avoir descendue, se dit-il dans un élan de fierté à peine exagéré.
Parvenu à proximité d’une cabane construite pour servir de camp de base aux alpins et aux intrépides qui les imitent, Boniface Bé hésita. Il huma la brume, choisit la prudence, entra dans la cabane pour attendre que la tempête déverse sa rage, et ses flots, et toute sa démence, qu’elle assène aux hommes son jugement qu’on écouterait avec bienveillance, à peine contraint, et plutôt par politesse.
Ornementée d’edelweiss et clouée à une poutre en bois, une plaquette métallique indiquait l’altitude de la cabane. En se répétant 3355 mètres, Boniface Bé ne savait s’il devait se réjouir d’être déjà redescendu de plus de six cents mètres ou au contraire s’inquiéter d’être éloigné encore de 3000 mètres du seul lieu qui lui était définitivement agréable et qu’il avait une hâte grandissante de retrouver : sa chambre.
À l’intérieur de la cabane dominait une odeur de cire et de cidre. En mettant le doigt sur un manuel à l’intitulé programmatique : Aimons nos montagnes, Boniface Bé songea – en remarquant les feuilles usées et brunies sur leur tranche – à cette drôle d’époque qui l’avait vu naître, lui, Boniface Bé. Ainsi, des organisations internationales protégeaient maintenant cette montagne qui durant tant de siècles avait si énergiquement terrorisé ces mêmes hommes. Pas tout à fait les mêmes certes, mais leurs aïeux. N’empêche que si la montagne n’effrayait plus personne, elle pouvait encore pousser de sacrés coups de gueule, disons plutôt de violents coups de gueule, parce que le sacré, c’est précisément de cela qu’on l’avait dépouillée depuis que n’importe quel zigoto à piolet neuf ou d’occasion pouvait s’y rendre simplement parce qu’il avait décidé de s’y rendre. Boniface Bé qui en cette occasion se sentait l’âme d’un zigoto se réjouissait d’être seul dans cette cabane et dut s’avouer, un brin honteux, qu’il espérait que personne ne vînt contrarier sa retraite tout juste volontaire. Comme il n’avait pas vu un seul montagnard de la journée, il avait bon espoir que s’exauçât son souhait. Néanmoins, comment mettre à profit les heures durant lesquelles il devrait rester face aux parois grises qui l’entouraient ?
Les sombres éminences lui pesaient sur l’estomac, lui compressaient les côtes.
D’un coup d’œil un peu las, Boniface Bé dressa un inventaire du mobilier témoin de sa situation. Hormis les chaises en bois de sapin sur le dossier desquelles des pensées comme «Dieu est amour» ou «Ta patrie t’aime» demandaient à être lues et méditées, hormis deux banquettes brutes en bois de sapin elles aussi, il y avait, trônant ici comme une énigme, la chose la plus inattendue qui soit : un canapé trois places déplacé de la maison chic d’un couple d’esthètes vivant sur la riviera zurichoise ou dans l’arc lémanique. Arrondi, orange, souple et beau, le canapé semblait neuf et à mille lieues d’accueillir des fesses râpeuses et randonneuses. Boniface Bé, alpiniste d’occasion unique, s’allongea avec ravissement sur le canapé aussitôt décrété par lui ami très cher et salvateur.
Vite somnolent malgré la tempête qui refusait de se faire oublier, Boniface n’arrivait pas à se défaire des images de la porcherie modèle qu’il avait visitée dans la plaine le jour avant d’entamer son ascension. Y travaillaient une forte majorité d’employés kosovars et nord-africains, tous certifiés cent pour cent musulmans et pourfendeurs de porcs. Comment supporter toute la journée les cris et les couinements des cochons interdits alors que l’amateur de cochonnaille se régale en joyeuse compagnie de palettes, de rillettes, de jambon, de fricandeaux, de pâtés, de saucissons et d’andouilles, sans se soucier de l’abattage ? Les propriétaires de la porcherie modèle appartenaient-ils à une secte sado-évangélique ? Ou les employés étaient-ils des pervers à tendance masochiste ? Ou les uns comme les autres étaient-ils animés d’une même cruauté aux origines variables ? Rien de tout cela peut-être puisque dans les yeux des porchers on ne voyait que bonheur et contentement. Nulle trace de regret d’être là plutôt qu’ailleurs. Boniface Bé cherchait comment se sauver de cet imbroglio réflexif qui lui refusait le sommeil quand il vit, dans un coin, remuer quelque chose. Comment cette couverture militaire avait-elle pu échapper à son observation de tantôt ? Une peur légère le secoua. S’agissait-il d’une bête ? Sauvage ! Donc dangereuse. Ou d’un corps humain ?
Boniface Bé eut une mimique d’aversion.
Il bougonnait dans sa tête, maugréait sec : Morte est ma paix !…. D’idées viles, l’altitude n’épargne personne. Et bien qu’il culminât, le timon en mains, Boniface Bé fulminait… Que mon tempérament reprenne le dessus et que mon esprit s’apaise, lui dicta son démon intérieur qui possédait aussi la quiétude de l’ange. Boniface se promit haut et fort de ne pas déranger le tas endormi et de lui réserver un accueil courtois à son réveil. D’ailleurs, peut-être que le tas endormi s’y connaissait en porcherie modèle, peut-être qu’il pourrait apporter à Boniface Bé toutes les lumières sur les liens impénétrables qui unissent verrats et religion. En attendant, adieu repos et rêves paisibles ! Par sa simple présence, le tas endormi empêchait Boniface de trouver un sommeil qu’il avait de porcelaine quand tellement d’autres parvenaient à ériger une forteresse autour de leur cerveau indolent.
Le crâne se porte comme une croix.
Pensif, Boniface Bé observait le petit crucifix sur lequel était cloué un Jésus sanguinolent et peu attractif quand, du tas endormi, sortit un son, entre bâillement sonore et soupir de satisfaction.
Se déplia alors une jeune fille habillée d’un simple T-shirt plaquant et d’une culotte rose. Claironnante sur son coquillage, Vénus se serait rhabillée en découvrant la beauté de cette jeune fille debout au milieu de sa couverture militaire. Boniface Bé se sentait fragile comme jamais, car si la beauté désarme même ceux qui ne la voient pas, lui, plus qu’un autre, supposait y entendre quelque chose. De plus, là n’était pas l’essentiel : l’inconnue avait dans son regard une intelligence qui aurait su museler le plus grossier des bavards, transformer en affront une parole à peine déplacée. Comment aborder cette nymphe des montagnes sans qu’elle ne se cabre ou ne s’offusque, ne s’offense ou ne se cache ? Contre toute attente, l’alpestre sylphide prit la parole, les devants et les mains de Boniface Bé entre les siennes : «Notre rencontre n’est pas un hasard». À ces premiers mots, Boniface mit en doute l’intelligence tantôt décrétée du regard.
Cette muse montagnarde devait se plonger des heures durant dans des ouvrages ésotériques, des romans mystico-chevaliers chargés de psychologie, des magazines qui vous étalent votre horoscope d’ici ou d’ailleurs, sûrs de vous égrainer les conseils sans lesquels votre vie n’est qu’ennui et anxiété. Boniface se jura de déguerpir sans demander son reste si cette trop probable péroreuse prononçait le terme d’«aura», ou de «moi profond», ou d’«énergie», lorsque la belle, le regard fixe, dit : «Lorsqu’un phénomène possède plusieurs potentialités et qu’il va en réaliser une de manière imprévisible, c’est du hasard. Le hasard est donc relatif aux connaissances du sujet, qui conditionnent la prévisibilité. La probabilité n’est pas une prévision : elle n’est qu’une constatation des fréquences relatives des résultats passés. Les liens de causalité apparaissent soit comme un outil plaqué par l’humain, soit comme une structure de pensée a priori de ce dernier, soit comme ayant une existence en soi. Le sentiment de causalité est généralement compris comme résultant de l’habitude et de la répétition d’une corrélation entre deux événements dont l’un précède l’autre ; ceci nous ramène dans l’a priori car il suppose que le cerveau ou la pensée s’adapte à la répétition au point d’être enclin à penser l’effet à la vue de ce qu’il perçoit comme la cause. Cependant, tous les a priori ayant une origine (l’homme provenant d’un processus évolutif), le fait que la pensée suive un tel schéma provient forcément d’une certaine adéquation entre ce schéma et la réalité (mécanismes darwiniens), ce qui ne signifie pas que ce comportement soit optimal. Mais si vous le voulez bien, laissons de côté tout cela. Vous savez ?…»
En ce moment exact de son existence, Boniface Bé ne savait précisément rien. L’inconnue reprit : «Vous me plaisez ; pour l’instant cela seul importe. La tempête va durer une heure au moins, nous avons donc une éternité de délices devant nous. Il faut que vous sachiez que je ne suis pas du tout partisane des préliminaires, des échauffements qui au mieux masquent les angoisses sexuelles, mais tenante d’une méthode directe et sans chichis». Au mot de «sexuel», Boniface sentit le corps chaud et excitant de ce génie du verbe et de la chair se plaquer contre lui sans qu’il ne puisse concevoir de lui résister. Malgré l’altitude, il doutait de la bonne attitude pour se montrer à la hauteur de la situation. La mystérieuse lui tendait peut-être un piège puisqu’elle attendait de lui qu’il se révèle vaillant et superbe, un mâle réduit à ses seuls organes sexuels. Mais avant toute chose, il importait d’empêcher que ne recommencent les paroles de l’inconnue quitte à mimer au mieux, pour une heure au moins, l’âne en folie, ou le bouquetin en rut.
Le mieux n’est pas un rêve.
Tout alla au mieux.
De mots, il n’en fut plus question. De cris, de gémissement, de rires, de mugissements, ah ! ça oui !… Les deux amants par surprise tourbillonnèrent dans des positions que Boniface Bé n’aurait même pas pu imaginer. La jeune fille se révélait première de cordée éblouissante d’appas, épatante dans ses ébats, assurant chacune de ses prises avant de perdre ses sens, guidant les culbutes, avide de baisers à donner, de baisers à recevoir, de baisers à donner encore. Érudite en toute matière, elle composait, éblouissait, virevoltait, déclinait son savoir avec légèreté et sophistication. Étreintes abyssales et gouffres de caresses s’entremêlaient. Boniface Bé apprenait, suait, encaissait, jouissait, s’exaltait, s’épuisait, cherchait de l’air, inventait des sons, reprenait son souffle, perdait pied, haleine, connaissance, l’équilibre, se glorifiait d’être l’acteur de ce qui serait sans un doute une fécondation mythique. Il s’attendait à voir tomber entre les jambes de l’inlassable un buisson ardent, ou une pluie d’or, ou un être de légende, ou une colonie d’homoncules revêches, ou n’importe quoi de génial ou de fabuleux.
L’amour épique supplantait le courtois.
Et de loin.
L’heure passa.
En un clin d’œil.
Comme la tempête faiblissait, Boniface Bé, des crampes dans les jambes, ruisselant, paralysé, le sexe ramolli, les joues en feu, demanda grâce à l’impétueuse à peine essoufflée. Qui daigna la lui accorder. Notre petite affaire m’a fait du bien, s’exclama l’inconnue en appréciant le paysage. Mais l’inconnue avait un nom. Quand Boniface Bé l’entendit lui révéler, tout en lui mordillant les lèvres, qu’elle s’appelait Marie-Rose Fassa, il se demanda s’ils n’avaient pas raison ceux qui prétendent que le hasard est intelligent.
Depuis, cette question, Boniface ne cessait de se la poser. Il passa un morceau de pain sur les dernières traces de tzatziki. Il avait comme seule certitude que les circonstances qui l’avaient incité à cette randonnée alpine et conduit dans cette cabane étaient aussi ténues que celles qui y avaient amené Marie-Rose Fassa. Légèrement désoeuvré et alourdi, Boniface chut de son pouf autrefois turquoise et s’endormit en pensant qu’il connaissait sa randonneuse depuis presque quatre mois et qu’il faudrait rapidement se contraindre à acheter un journal pour éplucher les petites annonces sous la rubrique «Offres d’emploi» s’il souhaitait que perdure leur relation.
Et cela, il le souhaitait.