BERLIN. Berlin n’est pas le lieu du secret, du romantique individuel. Optez pour la première chambre venue; en règle générale, elles sont grandes, propres, pratiques, et leur prix est raisonnable.
Après y avoir pris vos quartiers, vous voudrez sortir et aller faire un tour en ville. Où que vous soyez descendu, vous sentirez aussitôt monter en vous le pressentiment d’avoir atterri dans le mauvais coin et d’être en train de rater le plus important. N’écoutez pas cette voix intérieure. Tentez de garder votre calme et de ne pas prendre vos jambes à votre cou. Sans quoi vous allez pédaler dans le vide et désespérer. Il m’a fallu des années pour accepter qu’à Berlin, aucun endroit n’est mieux que celui où je me trouve à l’instant. Depuis, je m’entraîne quotidiennement à refouler cette crainte perpétuelle que le bonheur se trouve là où je ne suis pas, et j’essaie de découvrir la beauté dans l’horreur. C’est alors seulement que la ville commence à s’ouvrir à vous. Considérez donc l’hôtel dans lequel vous avez fini comme le meilleur qui soit, la route de dégagement perdue sur laquelle vous vous traînez en ce moment comme une route qui vaut le détour, le café où vous êtes entré, renonçant à chercher mieux, comme un café chic, et Berlin se muera en une oasis de détente. Savourez la surabondance de place et la liberté qu’elle offre. Le mieux serait de vous y mettre dès le petit-déjeuner. Prenez-le à l’hôtel. Croyez-moi, le café proche où ce serait meilleur et plus confortable n’existe pas. Ce qui finit dans votre assiette ou votre tasse est ce qui finit dans toutes les assiettes et toutes les tasses à Berlin. Appréciez-le d’entrée de jeu et vous vous épargnerez des fatigues inutiles.
Certes, je considère comme une capitulation devant une ville étrangère que de s’y réfugier dans un musée. À Berlin, je ferais toutefois une exception et j’irais voir l’une ou l’autre chose, sans zèle culturel excessif, juste comme ça en passant, par exemple le gros homme à la Galerie de Peinture, qui est merveilleusement bien accroché et d’une beauté si hilarante qu’à lui seul, il vaut déjà le déplacement. Mais ne vous agrippez pas après ça à tous les Rubens, Dürer, Le Caravage et Rembrandt, d’ailleurs, où que vous soyez, ne vous attaquez pas à tout, vous n’y arriverez jamais. Quittez le musée à moitié vu, rendez-vous en face sur la Potsdamer Platz et prenez-y un verre dans l’ancien Weinhaus Huth. Regardez sur le menu la photo qui montre la place telle qu’elle était quand Berlin-Ouest était encore emmurée. Puis passez la porte et visitez ce que l’on y a mis depuis. Franchissez les petits ruisseaux artificiels, mettez-vous au bord de l’étang artificiel, vagabondez dans la galerie marchande déprimante et étonnez-vous de ce que nous, les hommes d’aujourd’hui, nous produisons et considérons comme essentiel. Tandis que vous vous laisserez appâter d’une construction à la suivante, vous arriverez dans des friches industrielles de plus en plus désertes. À un moment donné, au carrefour le plus balayé par les vents, vos pieds feront grève. Cédez-leur. Faites signe au premier taxi qui passe et faites-vous emmener à votre prochaine destination au tarif courte distance (si le trajet fait plus de deux kilomètres, le compteur se met en marche automatiquement et vous payerez le tarif normal). Ou prenez un vélo-taxi, une façon bienfaisante de poursuivre sa route ; la brise qui vous enveloppe est rafraîchissante ; on se sent heureux comme un enfant dans sa poussette. Montez dans le bus, le tram, le métro ou le train de banlieue (achetez une carte journalière ou hebdomadaire, ça en vaut toujours la peine), et faites-vous transporter par exemple à la Französische Strasse, au restaurant Borchardt. Le café y est bon, la cuisine aussi, et la salle présente des dimensions généreuses. De là, vous pourrez visiter le Bebelplatz, où l’on a brûlé les livres avant la Seconde Guerre mondiale, ou le Marché des gendarmes, deux belles places qui comptent dans leur environnement immédiat au moins quatre autres restaurants en lice pour les étoiles – et chaque semaine, une nouvelle adresse vient s’ajouter, tandis qu’une ancienne disparaît. Tu vois l’étoile fil… Trop tard ! Voilà le rythme auquel les choses évoluent dans ce coin-là.
Puis continuez sur la Friedrichstrasse. Ne cherchez pas à découvrir pourquoi elle est célèbre. Faites-y un peu les cent pas comme s’il y avait quelque chose à voir. Entrez dans les différents immeubles avec cour intérieure, et surtout dans le Quartier 206 avec son Departmentstore au premier étage, où l’on trouve des choses choisies et d’autres surprenantes. Entrez aussi dans les Autohäuser, les garages Audi, VW, Bugatti, Rolls-Royce. Les Berlinois le font volontiers, surtout le dimanche après-midi. Ils vont s’asseoir dans les voitures et se prennent en photo mutuellement. Après ça, allez jeter un coup d’oeil au Grandhotel en face. C’est le dernier hôtel modèle qui a été construit sous le gouvernement de la RDA. On a fait venir tout exprès des architectes italiens et l’on a importé du marbre et d’autres matériaux nobles de l’ouest. Mais comme on était à court d’argent, les étages sont un peu trop bas de plafond, les fenêtres, un peu trop petites, et toutes les dimensions, un peu trop ramassées. Maintenant, il est là, moqué et mal-aimé, et pourtant il est imprégné d’un désir de luxe si ardent qu’on voudrait le prendre dans ses bras. Asseyez-vous sur la balustrade dans sa cour intérieure et buvez un apéritif. Savourez la liberté avec laquelle on se meut à l’entour, sans aucun code vestimentaire – les Berlinois ne s’habillent pas de façon particulièrement appétissante ; celui qui a de l’argent le montre et celui qui n’en a pas, aussi.
Si c’est dimanche après-midi et qu’il fait beau, prenez à présent le bus 100 à Unter den Linden. Descendez au Tiergarten, c’est le grand parc central de la ville. Promenez-vous au milieu des gens qui rôtissent. C’est reposant et ça vous remet au beau fixe n’importe quelle humeur. Si en revanche vous deviez être épuisé entretemps par tous ces chemins sans fin, rentrez à l’hôtel qui vous attend avec des lits larges et une grande salle de bains. Mettez-vous debout dans la baignoire et rincez-vous les jambes à l’eau froide. C’est vivifiant.