Je parle bas, je murmure depuis le dedans de sa mémoire. Je lui tiens une main à travers les barreaux, ses doigts me serrent, bientôt de ses paupières fermées des larmes perlent. Le conte vrai que je lui raconte, il n’y a que moi qui le sais. Elle presse ma main contre sa bouche, je n’arrête pas de parler. Je lui raconte la cuisine, les affreux repas, j’accuse mon père, je l’excuse aussi. Ils se sont aimés, les trois ans avant ma naissance, quand ils naviguaient sur le Léman. Je n’y étais pas, mais le friselis de l’eau contre la coque, la voile tendue par pleine bise, comment ils tiraient des bords vers le haut lac, allaient au foc dans les coups de joran, les couleurs de l’eau, la lecture des nuages, le copal transparent de la bôme et du mât, la résistance dans la barre – je sais. La cabine, deux couchettes, deux hublots, la luisance du laiton et des cuivres, la lampe à pétrole, le petit réchaud, les clairs de lune. Ma dorée, disait mon père, meine Goldene. C’était avant la guerre. Me revient mon lapsus répétitif, guerre et père au lieu de Guerre et Paix.
Je lui raconte la partie censurée de son histoire, la partie triviale, tragique. Il faut qu’elle sache que je sais. Mes parents se trompent, lui avec une ancienne camarade d’école de ma mère, elle avec un collègue de montagne de mon père, Rudolf X., dont je reconnaissais la voix cuivrée au téléphone. Il appelait le jeudi après-midi, ma mère pâlissait, rougissait, me disait de répondre qu’elle n’y était pas et quelques minutes plus tard elle filait chez lui à bicyclette. Deux fois j’enfourche mon vélo et je la suis. Cachée au coin de la rue, je guette sa sortie, une heure ou deux plus tard. J’ai douze ans, mon acte me paraît maintenant aussi surprenant qu’alors il m’est instinctif, naturel : jamais je n’ai vu à ma mère cette aura de bonheur. C’est un bonheur secret, volé, interdit – condition de tous les bonheurs. À douze ans, j’ignore tout des pratiques de l’amour et je n’ai, le temps de mon attente, pas la moindre imagination de ce que font les deux dans la chambre. L’extraordinaire, c’est le désir qui transfigure ma mère.
J’avais été heureuse pour elle, fière de son exploit, fière du mien. Je garde jalousement le secret. Elle, débutante qui en restera à un unique essai, malheureusement parle – à qui d’autre qu’à l’ancienne amie d’école, Marthe, dont ma mère ignore qu’elle est la maîtresse de mon père. Crise, crash dont je ne sais rien, expédiée chez mes grands-parents. Divorce. Ma mère veut en étouffer le motif, elle se veut seule coupable. J’ai une petite lettre d’elle, adressée à ma grand-mère Marie, où elle se dit prête à se tuer si les dessous de l’affaire sont révélés. Retour de vacances, mon père parti, c’est une ombre que je trouve. Elle fait irréprochablement son travail d’institutrice, cesse de cuisiner, se tait, n’aimera plus, sera la femme marquée du A écarlate du roman de Hawthorne, le A rouge son stigmate, son matricule, le sang sur les mains de Lady Macbeth, le poison dans les entrailles prédit par Saint-Jean de Patmos.
À son chevet, je résume et j’amplifie. Maman, pourquoi ne m’as-tu pas parlé ? Je t’aimais, j’étais de ton côté. Ton silence, ton châtiment absurde, comment changer un iota à ton héritage ? Mère, tu voulais un garçon pour m’éviter ta souffrance. Tu as fait une fille, tu m’as transmis ta lettre fatale, j’ai écrit, mère, j’ai rebrodé autour de ta lettre, et tu n’as pas aimé que j’écrive. C’était ma seule manière de changer un peu la donne, de tirer mon épingle du jeu, oh, mère du jeudi après-midi ! Qui filait comme une flèche chez monsieur Rudolf, jolie folle mère de mes douze ans ! À propos, mère, cette Marthe était une intrigante, elle tenait mon père par où tu penses, pauvre homme, ça ne lui a pas porté chance, mais laissons mon père de côté, c’était toi que j’aimais, toi qui m’a faite à ton image…
Assise par terre, j’ai continué à parler, c’est la dernière bande, chuchotée de bouche à oreille, et ma mère me pressait la main, nous pleurions, elle toujours les yeux clos. Il y avait encore assez de jour dans la chambre pour que je voie son visage, la lumière émanant autant de son visage que du soir de mai. Etait-ce la première fois, cette proximité, cette clarté ? Ou nous étions-nous déjà si près tenues, moi toute petite dans ses bras, et c’est elle alors qui me murmurait des petits mots doux et, les yeux dans ses yeux, je lui faisais des gazouillis enchantés. Et la vie, entre la magie ancienne et elle qui maintenant s’en va, avait dressé ses barreaux.