Une visite
Onze heures du soir. J’écoute la radio quand un fort frappement à la porte-fenêtre me fait sursauter. Je suis certaine que c’est Franca. La dernière fois qu’elle est restée ici, je me suis juré que ce serait la dernière. J’ai toujours mal à la main gauche. Un soir, Franca s’était plainte de maux de ventre et avait réclamé une bouillotte. Elle la voulait très chaude et avait surveillé l’opération, ébullition de l’eau, remplissage sans poche d’air, le bouchon fermait-il bien? Elle était là depuis une semaine, parlait, me suivait d’une pièce à l’autre dans la maison. De fatigue, d’énervement, je m’étais ébouillanté la main. Franca recommandait un emplâtre d’oignon imbibé d’urine. Assise devant moi, pressant sur son ventre la bouillotte rose enveloppée d’un châle, elle me regardait avec curiosité, curieuse que je ne me plaigne pas. Elle voulait que je lui parle de famille, d’enfants, d’ex-maris, d’argent, de ma mère décédée en mai dernier. Elle parlait beaucoup de sa mère, avec qui elle vivait, dont elle avait été le souffredouleur, enfant. L’expression un peu désuète de souffre-douleur m’avait frappée. Ma visiteuse répétait qu’il fallait travailler le problème de la mère. J’avais entortillé ma main tuméfiée dans une serviette mouillée d’eau froide et je la tenais cachée sous la table. C’était à la cuisine, tard, comme maintenant. Je pensais à la légende de saint Julien l’Hospitalier, qui me faisait monter les larmes aux yeux, je pensais à la vieille chatte grise. Elle avait fui dès l’arrivée de Franca. Dehors il gelait. La chatte mourrait, si Franca restait. Elle avait une voiture, de l’argent. Tard dans la nuit, je suis descendue à la cuisine et j’ai laissé un mot sur la table, quelques lignes polies mais explicites. J’avais très mal à la main. Franca était partie le lendemain matin. On frappe de nouveau. Le rideau est tiré, mais la lumière et la radio trahissent ma présence. Je n’ouvre pas. Du temps passe. J’éteins radio et lumière, je tends l’oreille. Aucun pas ne s’éloigne sur le gravier. La nuit est silencieuse, je sens que quelqu’un est toujours là, d’ailleurs on frappe encore. C’est une vieille scène qui se rejoue, scène de terrier, de planque, de résistance. J’attends encore dans l’obscurité, puis j’ouvre brusquement la porte-fenêtre et je crie : «Toi, cocotte, tu pars ! Tout de suite!»
Le mot de cocotte se disait dans ma famille, très péjorativement. Ce n’est pas Franca, mais Helmut, couché sur le paillasson devant le seuil, la tête sur un sac de voyage. À bout de nerfs, ridicule, je bafouille que ce n’est pas des façons : «Tu aurais pu t’annoncer ! Tu aurais pu dire que c’était toi!»
Il marmonne qu’il a raté son train. Helmut est le modèle du personnage que j’ai surnommé le Grand U dans Comme avant Galilée. Grand, maigre, une cinquantaine d’années, taiseux, méfiant, il peut à l’occasion s’embarquer dans de longs récitatifs impénétrables. Il a squatté ici et là en ville et en banlieue, et maintenant il est retourné chez sa mère en Suisse alémanique. Même un vagabond infatigable et réfractaire peut retourner chez sa mère. Je tiens le Grand U pour une sorte de saint homme. Je lui offre à manger, pas très chaleureusement, mais il n’a pas faim. Nous montons à la petite chambre et je fais le lit. Helmut me regarde sans un geste. En automne, il vient chercher des pommes et du raisin, mais ne propose jamais de m’aider au jardin. Cette nuit, je ne peux m’empêcher de le lui reprocher, contre ma pensée réelle, qui est que la pureté du Grand U est de ne se mêler de rien. Tirant sur le drap et la couverture, je ronchonne – après toutes ces années, il pourrait bien me dire deux mots un peu personnels ! Son rapport aux femmes est un mystère. J’aime croire qu’il est vierge. En tout cas il semble ne regretter personne. Le lendemain, après son départ, il y avait dans la chambre une légère odeur de bois et de foin coupé.